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00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Bellemare, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:12C'est une histoire exceptionnelle que nous vous proposons aujourd'hui.
00:16Une histoire exceptionnelle parce qu'elle aurait pu être un merveilleux roman, un rêve, une histoire,
00:24comme les journalistes spécialisés dans les faits divers princiers à l'eau de rose n'en trouvent qu'une fois dans leur carrière.
00:30Une histoire exceptionnelle aussi par le ratage monumental qu'elle représente et la banalité, la pauvreté,
00:39je dirais même le côté sordide des sentiments qui ont gouverné les personnages et notamment l'héroïne.
00:46De plus, cette histoire n'est pas très ancienne.
00:49Elle se déroule dans des lieux, dans des quartiers, dans des villes que nous connaissons bien
00:54et c'est aussi ce côté proche quotidien qui s'hésite un peu.
00:59Cette femme dont nous allons suivre l'aventure devait nécessairement d'une manière ou d'une autre boucler de façon remarquable son odyssée dans la vie.
01:09Or quoi qu'elle fît, toutes ses tentatives pour sortir d'une profonde médiocrité, tous ses efforts,
01:16pour arriver à vivre enfin le destin que la fortune semblait lui apporter,
01:20tout ce qu'elle put faire pour essayer de vivre comme les gens du grand monde qu'elle côtoyait presque indûment,
01:26tout cela échouait lamentablement.
01:30Alors il fallait un jour un geste exceptionnel, un geste qui marque.
01:36Ce geste chez les faibles et désespérés c'est souvent le crime, l'attentat à la vie, la suppression d'une existence, la sienne ou celle d'un autre.
01:48Et ce geste qui a fait les grands drames, les grandes tragédies, ce geste cette femme l'a accompli.
01:54Or vous allez voir que même là, c'est encore un échec.
02:06LADY OWEN
02:17Lady Owen se tient droite sur le perron de la villa de Mareille Marley.
02:25La porte s'ouvre.
02:28Et soudain, le temps perd sa fluidité.
02:32Les dixièmes de seconde s'écoulent avec peine au ralenti.
02:37Oui, c'est cela, le temps devient visqueux.
02:41Les gestes se font avec une incroyable lenteur alors que les pensées vont très très vite.
02:48Des heures, des semaines entières peuvent se dérouler dans votre tête le temps que vous leviez un doigt.
02:55La porte de la villa de Mareille Marley s'ouvre.
02:59Et Lady Owen voit le bâtan qui démasque une petite femme souffreteuse et sans grâce,
03:06avec des mains et des joues presque transparents.
03:10En face d'elle, dans le contre-jour, la petite femme, maigre et souffreteuse, voit une large silhouette,
03:18une femme altière qui se tient droite, des épaules rondes sous la cape de haute couture,
03:23une poitrine opulente, des cheveux éclatants.
03:27La porte est maintenant ouverte en grand.
03:31Les deux femmes sont face à face si près qu'elles sentent leur respiration.
03:37Lady Owen respire une bouffée médicamenteuse.
03:41Aux narines de la petite femme parvient un mélange de parfums coûteux et une haleine empestée par l'absinthe.
03:50La petite femme éprouve aussi la dureté d'un regard froid dirigé sur sa poitrine.
03:56Lady Owen tient entre ses mains un mouchoir de soie bleue qu'elle lâche et qui tombe lentement,
04:06très lentement vers le sol.
04:09Le mouchoir tombe avec une incroyable lenteur.
04:12Il met peut-être une seconde entière à tomber, mais commence à voir, avec ce temps, devenu tout d'un coup visqueux.
04:23Le mouchoir a démasqué le méchant museau d'un Brown Wing, un pistolet automatique.
04:31Dans le dixième de seconde qui suit, les muscles de la main de Lady Owen se contractent.
04:37L'index se courbe un peu plus, la détente s'enfonce.
04:41Le chien de l'arme parcourt les quatre millimètres qui le séparent du percuteur.
04:46La petite pointe d'acier s'enfonce et frappe le cuivre de la douille.
04:49La balle part en tournoyant dans le canon rayé, sort de l'arme, suivie par la courte flamme des gaz.
04:55Le morceau de plomb se propulse vers la petite femme qui vient d'ouvrir la porte.
04:59La balle parcourrait deux cent cinquante mètres en une seconde.
05:02Elle n'a qu'un mètre à faire pour atteindre son but.
05:06Elle pénètre le chemisier, puis la peau, les os, la chair.
05:12Elle est déjà à l'intérieur du corps lorsqu'on entend enfin la détonation.
05:21Avec ce premier coup de feu, Lady Owen a tué la petite fille qu'elle fut, Edmée Naudeau.
05:32Edmée Naudeau est la fille d'un commandant retraite, secrétaire principal à la mairie du Havre.
05:38Edmée est née du second mariage de son père et elle grandit dans la stricte grisaille de la petite bourgeoisie de province
05:45où tout ce qui est la marque d'une quelconque originalité est sévèrement réprimé et censuré.
05:50Sauf lorsqu'on est une dame, que l'on a un nom, une particule.
05:53A ce moment-là, la bourgeoisie regarde de loin et accepte tout.
05:56Mais Edmée n'a pas de nom.
05:58Naudeau, c'est un simple patronyme, un nom, cela est toujours précédé d'un titre.
06:03Mais le père Naudeau est finalement plutôt large d'esprit
06:06et pour le marquer, il émancipe sa fille à 16 ans.
06:09En même temps, il envoie Edmée en Angleterre pour parfaire son éducation.
06:13Mais comme il n'a pas de quoi lui payer de belles études, il la fait engager comme jeune fille au père.
06:18Elle n'aura pas de problème de logement ni de subsistance.
06:21En échange, elle pourra donner des leçons de français et d'élégance française.
06:25C'est le degré suprême de l'élégance chez les riches Anglais que d'être à l'heure de Paris.
06:29Owen Naudeau vient du Havre, bien sûr, mais la différence n'est pas bien grande.
06:34Oui, la première balle tirée par Lady Owen a fait disparaître, une fois pour toutes,
06:41l'enfance grise de la petite Edmée Naudeau.
06:49La petite femme, maigre et souffreteuse, a maintenant un trou dans son chemisier
06:56et elle part en tournoyant sous l'impact.
06:59Le sang n'a pas encore commencé à jaillir par les lèvres de la blessure que déjà,
07:03le second projectile a quitté l'arme.
07:07Cette seconde balle, elle sera pour la supérieure du pensionnat Anglais,
07:12pour cette vieille fille, rigide, sévère.
07:17Miss Naudeau, vous quitterez notre établissement dès aujourd'hui, c'est tout.
07:23Vous pouvez vous retirer.
07:26Voici Edmée seule et pleurant de rage.
07:30Tandis qu'elle marche dans le couloir aux boiseries glacées du pensionnat,
07:33la voici sans travail, livrée à elle-même en Angleterre.
07:36Naturellement, la vieille a choisi la solution la plus expéditive
07:39pour éviter à son institution le moindre risque de scandale.
07:43Mais pourquoi de scandale ? Qui a dénoncé Edmée ?
07:46Elle ne faisait pas de mal, pourtant, et cette affection qu'elle attachait
07:50à la jeune surveillante du dortoir était toute de pureté et d'amitié, enfin, presque.
07:56Mais elle avait de si beaux cheveux roux et une peau tellement laiteuse.
08:02Voici donc Edmée livrée à elle-même, sans travail, en Angleterre.
08:06Elle sera institutrice ici et là, Liverpool, Manchester et puis Londres.
08:11Londres ?
08:13Voici Mr. Owen.
08:15Mr. Owen, sexagénaire, directeur de la firme Offit & Company, export-import pour l'Inde occidentale.
08:22Mr. Owen, vœuf père de deux enfants.
08:25Il a 36 ans de plus qu'Edmée, mais il est si gentil et surtout si terriblement riche.
08:33Edmée devient Mrs. Owen en 1915.
08:38C'est la guerre, oui, la guerre et le désordre dans les têtes et dans les familles.
08:42C'est la guerre qui préoccupe la haute bourgeoisie fortunée de Grande-Bretagne.
08:45Qui est Edmée Nodot ? D'où vient la nouvelle Mme Owen, la femme du riche négociant ?
08:50Personne ne se pose la question.
08:52Et à la fin du conflit mondial, les gros messieurs à cigares et les sèches dames emperlées
08:58auront un moment la tentation de se frotter les yeux en se demandant si ce qu'ils voient est vrai.
09:02Une petite française sortie de nulle part, une petite française avec des joues rouges de Normande
09:08qui est assise là, sans façon, sur les canapés victoriens et qui discute d'égal à égal
09:13en laissant refroidir sa tasse de thé.
09:15Une petite française qu'il va même bientôt falloir appeler My Lady.
09:19Oui, My Lady, Lady Owen.
09:23Car le richissime M. Owen a été fait chevalier par le roi pour service rendu au pays à titre civil.
09:31Un peu plus sèche semble-t-il que les deux précédentes,
09:34la troisième détonation a retentit sur le seuil de la villa de Marie-Marie.
09:38La culasse, impeccablement graissée du broadwing tout neuf, a reculé prestement, éjectant la douille
09:43et amenant le projectile suivant dans la chambre à l'entrée du canon.
09:46Déjà, la troisième balle de plomb s'enfonce dans la poitrine de la petite femme malingre
09:51qui n'en finit pas de tourner sur elle-même sous la force des impacts dans une valse ridicule et tragique.
09:58Avec cette troisième balle, Lady Owen, vous venez de tuer d'un coup toute cette ennuyeuse bourgeoisie anglaise.
10:06Vous venez d'envoyer dans l'au-delà de votre oubli tous ces commerçants richis
10:10qui tremblaient de jalousie devant votre noblesse toute neuve, Lady Owen.
10:15Oui, Lady Anne May, vous voulez lancer dans la vraie vie de la gêne tri-internationale
10:20avec sur les portières de votre Rolls les armoiries d'un mari trop vieux
10:24et dans votre corps la chaleur bouillante de la jeunesse.
10:27Emprisonnée dans le flot de ce temps devenu visqueux, dans ces quelques secondes
10:31qui n'en finissent pas sur le seuil de la villa de Marley Marley,
10:34vous regardez cette petite femme chétive, titumée sous les balles que vous lui logez dans la poitrine.
10:39Mais en vérité, Lady Owen, ces balles ne sont pas encore destinées à la petite femme elle-même
10:44mais à tous ceux qui ont fait de votre vie un échec permanent.
10:49Pour qui sera le quatrième projectile ?
10:55Les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast européen.
11:03Lady Owen a des amants. Lady Owen a des manteaux. Lady Owen a des autos. Lady Owen a des châteaux.
11:10On dirait une chanson populaire, mais Lady Owen s'ennuie, alors Lady Owen a des amants.
11:15Le premier est un coroner, un fonctionnaire de la justice britannique.
11:18Cachez-vous, Lady Owen, votre mari va le savoir.
11:22Son mari le sait.
11:24Mais il sait aussi qu'il a trente-six ans de plus que son épouse.
11:28Et c'est un gentleman.
11:30Ma chère amie, je ne saurais trop vous conseiller de vous méfier des méchantes langues.
11:35Nous fréquentons des gens qui n'ont rien d'autre à faire que de dire tout le mal qu'ils peuvent sur leurs amis.
11:40Oui, Sir Owen est un homme pacifique, désabusé.
11:43Mais peut-être sa jeune femme a-t-elle besoin de distraction.
11:45C'est que nous sommes en 1922 dans un monde encore avide de plaisir après les années sombres de la guerre.
11:50Et puis une jeune femme qui fait gentiment scandale se n'est pas mal portée dans la haute société.
11:54D'ailleurs, regardez, cette année, ce sont les rameurs de Cambridge qui ont gagné contre Oxford
11:59devant le prince de Galles, grand amateur de ces manifestations.
12:02Ennemé aussi est enthousiaste devant cette équipe de beaux hommes harmonieusement musclés par le sport.
12:07Si enthousiastes qu'elles montent sur une table pour les acclamer.
12:11Et qui va donner le signal des rires et des applaudissements de cette acclamation
12:15qui ne va pas aux sportifs, mais à la jeune lady excentrique ?
12:18C'est le prince de Galles lui-même.
12:20Et quand le prince de Galles applaudit, on aurait mauvaise grâce à se choquer.
12:25Lord Owen eut la présence d'esprit de mourir comme il avait vécu en gentleman.
12:31Il quitta la Seine juste au bon moment pour étouffer le scandale.
12:35Et il laissa une veuve jeune, libre et riche.
12:40Et maintenant c'est Paris, c'est Deauville, c'est Cannes, Montecarlo.
12:43Elle laisse son hôtel de Londres pour ses deux ou trois garcenières parisiennes,
12:46sa suite en permanence retenue au Plaza Athénée, avenue Montaigne.
12:50Quand elle rentre vers 7h du matin en emmenant dans sa Rolls un danseur mondain,
12:54un boxeur en rupture de contrat ou une entraîneuse de luxe,
12:57elle repose sa tête fatiguée sur les coussins de cuir anglais
13:00et elle passe machinalement sa main dans la toison de ses deux caniches
13:03qu'elle a fait teindre en bleu ciel.
13:05Ou dans celle plus drue, sur la tête de son petit Gregorini,
13:09son argentin qui est là, toujours là, souriant et tendre.
13:13Est-elle pervertie, Lady Owen ? Est-elle dévoyée ? Même pas.
13:17Elle vit. Elle tente de continuer à exister dans ce monde
13:21où rien ne signifie plus rien, où tout est trop facile
13:24et finit par ne plus exister à force de vous fuir entre les doigts.
13:29Et voici la quatrième balle.
13:32Surgit du petit Bronwing tout neuf.
13:34Par terre, dans le hall de la villa de Marie Marley,
13:37il y a le mouchoir de soie bleue qui finit de tomber
13:40et il y a aussi la petite femme maigre qui a touché le sol durement.
13:44La quatrième balle tirée par Lady Owen secoue ce corps déjà allongé.
13:48La quatrième balle tirée par Lady Owen vient d'effacer
13:52toute cette période de vie dissolue, de vie sans aucun sens.
13:55D'un coup, avec cette quatrième balle,
13:58disparaissent les nuits folles et vides, les garçonnières,
14:00les voyous et le champagne.
14:02Lady Owen est maintenant sur la table de massage rue de Miroménie,
14:06à Paris, dans la clinique physiothérapique du docteur Gastaut,
14:09un endroit tranquille où Lady Owen vient essayer de rattraper
14:13sa jeunesse qui s'enfuit car Lady Owen a grossi.
14:16La peau fraîche de la petite institutrice normande,
14:20les muscles durs et longs de la lady sportive,
14:23tout cela a disparu dans les excès de vie déréglée,
14:26tout cela s'est perdu au milieu des langoustes en sauce,
14:29des cigarettes russes et du champagne 1911.
14:32Lady Owen n'est plus qu'une femme un peu grosse
14:35que menace une quarantaine mal préparée.
14:38Voilà pourquoi la rue de Miroménie,
14:40voilà pourquoi la clinique de luxe du docteur Gastaut.
14:44Oh, il n'a rien d'adonjant, rien d'asséducteur, ce petit homme de 47 ans
14:48dont les cheveux grisonnants sont partagés par une raie au milieu.
14:51Mais déjà, Lady Owen ne peut plus se passer de lui
14:54et cette fois, elle l'aime pour de bon.
14:58Le docteur Gastaut est marié, bien sûr,
15:00mais au bout de deux semaines, il lui parle déjà de divorce.
15:03Au bout de trois semaines, il parle de radio, de TSF.
15:06Il est mélomane, le docteur Gastaut, et il se tient au courant de l'actualité.
15:10Le valet de Lady Owen livre chez lui un poste récepteur,
15:13un meuble magnifique, 14 000 francs.
15:16Il est élégant, le docteur Gastaut, toujours tiré à quatre épingles.
15:20Justement, cet épingle de cravate qu'il avait regardé chez Cartier,
15:23cet épingle de cravate, la voilà avec sa grosse perle, 44 000 francs.
15:29Pour son bureau, cette garniture, 15 000 francs,
15:32et aussi cette jolie pendule, nous sommes en 1929,
15:35cela fait beaucoup d'argent.
15:37Mais qu'est-ce que l'argent pour Lady Owen ?
15:40Qu'est-ce que l'argent en comparaison de ce qu'elle a noté dans son carnet
15:43à la date du 22 juillet ?
15:45C'est un gros carnet, un carnet très épais
15:48que Lady Owen avait acheté pour y noter ses bonnes fortunes.
15:51Mais ce carnet est presque vide depuis le 22 juillet 1929.
15:56Ce jour-là, avec le docteur Gastaut, ce fut la première fois.
16:01Et depuis, Lady Owen ne vit plus que pour lui.
16:06Il a besoin de 100 000 francs pour agrandir sa clinique
16:09et aussi pour sa comptabilité personnelle.
16:11Voilà les 100 000 francs.
16:13Il aime les voyages, on voyage pour un week-end, pour une semaine.
16:16Et à chaque fois, il n'oublie pas de rapporter un joli cadeau.
16:20Pour sa femme.
16:22Lady Owen paie, comme elle continue de payer les factures
16:25que lui envoie la clinique pour sa cure d'amégrissement.
16:29Un an.
16:31Cela dure un an.
16:33Et brusquement, le docteur se lasse.
16:35C'est juillet 1930.
16:37Je n'en veux plus, dit-il.
16:39Non, il ne veut plus de Lady Owen.
16:42Elle essaie tout pour le garder, les supplications.
16:44Et puis un pauvre chantage.
16:46Rends-moi les 100 000 francs que je t'ai prêtés.
16:48Le docteur fait un chèque de 20 000 francs.
16:50Il y a un début à tout, même si le chèque est un peu post-daté.
16:53Il lui envoie un ami, le docteur Bernard,
16:56pour lui signifier la rupture définitive.
16:58Alors pendant deux heures, Lady Owen hurle de désespoir.
17:01Elle déchire ses draps.
17:03Puis elle prend le téléphone.
17:05Je te tuerai.
17:07Je tuerai ta femme.
17:09Je me tuerai.
17:11Nous sommes le 23 juillet 1930.
17:14Onze heures du matin.
17:16Lady Owen se calme.
17:18Elle va chez son armurier au rond-point des Champs-Elysées.
17:21Sur le comptoir, on dispose devant elle plusieurs armes,
17:24certaines à bariller, d'autres automatiques.
17:27Voici le petit Bronwyn avec son méchant museau au reflet bleu corbeau.
17:31Elle le tient en main.
17:33C'est une arme plaisante.
17:35Lady Owen se lève, passe devant les vitrines,
17:37prend le petit escalier au fond à droite,
17:39celui qui mène au stand de tir en sous-sol.
17:41On lui remplit le chargeur,
17:43et elle place, sans hésiter,
17:45toutes les balles dans la cible,
17:47à la place du cœur,
17:49sur la silhouette de tôle dressée au bout du stand.
17:51La voilà maintenant, avec le Bronwyn dans son sac,
17:54sur le trottoir de l'avenue Franklin Roosevelt.
17:57Elle entre quelque part, téléphone au docteur Bernard,
18:00l'ami du docteur Gastaut.
18:02Elle lui dit.
18:03Je suis décidé.
18:05Je vais me tuer au pied de Mme Gastaut.
18:08Puis elle va déjeuner.
18:10Après quoi, elle avale deux absinthes,
18:12et la voilà partie dans sa voiture avec sa femme de chambre Alice,
18:15sa meilleure amie, une brunette,
18:17qui la tutoie et l'appelle ma chère petite Lady.
18:20Dans la limousine, Lady Owen
18:22revoit sa dernière scène avec le docteur Gastaut,
18:25quand elle lui a annoncé qu'elle pensait bien être enceinte,
18:28quand le docteur lui a dit qu'il préférait rester avec sa femme,
18:32quand Lady Owen, en claquant la porte, lui cria.
18:36Tu me retrouveras à la morgue.
18:39Elle imagine cette femme que le docteur a épousée il y a si longtemps,
18:43cette femme presque toujours malade
18:45et qui ne supporte pas l'air de la capitale.
18:47Elle imagine cette femme dans sa villa de Marais-Marly,
18:50et sur ses genoux, Lady Owen tient un mouchoir de soie bleu
18:53et le Brown Wing dans le mouchoir bleu.
18:56La voiture s'est arrêtée devant la villa,
18:58la Lady en descend avec son mouchoir bleu,
19:00voici la grille, voici le jardin, voici l'escalier,
19:03et voici le perron.
19:04Et la porte qui s'ouvre, et sur le seuil, devant Lady Owen,
19:07cette petite femme pâle et maigre,
19:09cette petite femme auprès de laquelle veut retourner le docteur Gaston,
19:12le seul amour de Lady Owen.
19:15Alors Lady Owen lâche le mouchoir bleu,
19:18démasque la méchante gueule du petit Brown Wing tout neuf.
19:21Avant que le mouchoir n'ait touché le sol, Lady Owen a déjà tiré.
19:25Aux trois premières balles reçues dans la poitrine,
19:28la petite femme maigre a tournoyé sur elle-même,
19:30elle est tombée à terre.
19:31La quatrième balle l'a touchée alors qu'elle est allongée sur le carrelage.
19:34Avec les quatre premiers projectiles,
19:36Lady Owen a supprimé tous ceux qui ont fait de sa vie cette chose ratée.
19:40Et la cinquième balle.
19:42Oui, la voilà, la cinquième balle.
19:45Elle sera pour toi.
19:47Toi, la petite femme maigre à laquelle le docteur Gaston tenait plus qu'à moi.
19:52Plus qu'à moi, Lady Owen.
19:56Et la Lady tend le bras et tire la cinquième balle.
20:02Mais la cinquième balle, presque à bout pourtant,
20:05manque la petite silhouette rabot gris.
20:07La cinquième balle frappe le carrelage et ricoche.
20:11La cinquième balle va se perdre en sifflant quelque part dans la maison.
20:16Lady Owen a tout manqué.
20:19Elle a manqué une existence de petite institutrice sage en Normandie.
20:23Elle a manqué sa vie de bourgeoise.
20:25Elle a manqué sa folie de femme riche.
20:28Et elle a manqué son crime.
20:31Car tenez-vous bien, la petite femme brune survivra
20:34à ses quatre terribles blessures dans la poitrine.
20:37Lady Owen a manqué la cinquième balle.
20:39Lady Owen a tout manqué.
20:41Et c'est quand même Enmeno Do que l'on conduira devant les policiers,
20:45puis devant la cour d'assises de Senehoise, le 23 février 1931.
20:51Cinq ans de réclusion,
20:54transformés bientôt en cinq ans de prison.
20:57Voilà le châtiment de Lady Owen.
21:00Et puis deux ans plus tard, le 14 mars 1933,
21:04en page 3 du journal l'Humanité, cet article.
21:08Lady Owen vient d'être graciée par le président Le Brun.
21:13On est Lady ou on ne l'est pas.
21:34Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Belmar.
21:38Un podcast issu des archives d'Europe 1.
21:42Réalisation et composition musicale, Julien Taro.
21:46Production, Estelle Laffont.
21:48Patrimoine sonore, Sylvaine Denis, Laetitia Casanova, Antoine Reclus.
21:53Remerciements à Roselyne Belmar.
21:56Les récits extraordinaires sont disponibles sur le site et l'appli Europe 1.
22:01Écoutez aussi le prochain épisode en vous abonnant gratuitement sur votre plateforme d'écoute préférée.

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