"La mort, c’est un départ et un départ ça se prépare"
BRUT. PHILO — La philosophie peut-elle aider à mieux vivre la mort d’un proche ? C’est la question qu’on a posée à Maxime Rovère qui aborde ce sujet dans son nouveau livre "Parler avec sa mère".
BRUT. PHILO — La philosophie peut-elle aider à mieux vivre la mort d’un proche ? C’est la question qu’on a posée à Maxime Rovère qui aborde ce sujet dans son nouveau livre "Parler avec sa mère".
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00:00La philosophie, elle nous aide parce qu'elle réouvre les perspectives.
00:03Il faut penser que la mort, c'est un départ.
00:05Et la difficulté de tout départ, c'est de se dire au revoir
00:08et de parvenir jusqu'à ce moment où on a l'impression de s'être tout dit.
00:12Et la difficulté avec les parents, et par exemple avec sa mère,
00:16c'est qu'on n'aura jamais tout dit.
00:19Donc toute la difficulté, c'est de savoir s'accompagner
00:23autrement qu'en cherchant à tout dire.
00:26Et ce qui est intéressant, c'est que par exemple dans le grand âge,
00:29les personnes qui vieillissent, peut-être en perdant certaines facultés cognitives,
00:34vont nous amener à nous concentrer sur d'autres manières de communiquer.
00:38On voit les personnes âgées se concentrer sur des choses qui nous étonnent,
00:42un rayon de soleil, une ombre, la chaleur de la purée dans laquelle ils mettent les mains.
00:47Et on les interprète souvent comme des attitudes régressives,
00:51c'est-à-dire de retour à l'état du nourrisson.
00:54Ce que j'essaye de montrer, d'en parler avec sa mère,
00:56c'est qu'en fait, ce sont des territoires existentiels à explorer ensemble.
01:03Et donc si, au lieu de déplorer sans cesse le vieillissement de nos aînés,
01:08et d'être triste de ne plus reconnaître les personnes,
01:11et de se référer sans cesse au passé,
01:14si au lieu d'avoir cette attitude que j'appelle le déclinisme,
01:17on se concentre sur ce que les gens apprennent,
01:20et nous montrent, nous apprennent à apprendre,
01:24et en fait, on découvre de nouvelles zones de rencontres
01:29où on peut être ensemble d'une autre manière.
01:32Peut-être que la conversation sera moins intéressante,
01:35mais la sensation d'être présent ensemble sera plus intense.
01:40Le contre-exemple, c'est la personne qui rend visite à sa vieille maman,
01:44et qui, parce qu'elle s'ennuie dans la chambre, sort son téléphone et fait autre chose.
01:50Là, tu as tout perdu.
01:51Ça veut dire que tu perds ton temps parce que tu n'es pas au boulot
01:53ou que tu n'es pas en train de faire d'autres choses.
01:55Et en plus, tu n'es pas avec la personne que tu es censé visiter.
01:59L'important, c'est que la perspective de la mort nous aide à nous réinscrire
02:03dans un cycle plus vaste.
02:05C'est-à-dire que la mort est consolante à plusieurs égards.
02:09D'abord, elle nous rappelle que nous sommes les relais
02:12d'une vie qui passe à travers nous.
02:14Cette vie, c'est la vie d'une espèce, l'espèce humaine,
02:17qui, elle-même, existe dans un milieu, qui est la planète Terre
02:21et qui interagit avec d'autres éléments.
02:23On vous le dit théoriquement et vous le comprenez.
02:25Mais la réalité, c'est que lorsque la mort vient vous trouver,
02:29que vous ne l'avez plus présente,
02:31elle va modifier l'ordre des priorités.
02:35Il y a des choses qui vous semblent très importantes,
02:37ce qu'a dit machine, ce qu'on a dit de vous,
02:40des choses secondaires par rapport à l'ampleur de ce que c'est que vivre
02:46et d'être le relais d'une vie de très grande échelle.
02:49Dans les EHPAD et les maisons de retraite,
02:52il y a une valorisation d'une vie qui continue.
02:54Mais la réalité des EHPAD où je travaille,
02:57en fait, ce sont des personnes qui arrivent de plus en plus âgées
03:01et qui sont dans une phase où elles ont beaucoup envie de repos.
03:05Et ce qui m'intéresse, moi, c'est de parler de dernier âge.
03:08C'est-à-dire que notre capacité à vivre soit aussi une capacité à mourir.
03:13C'est-à-dire qu'à un moment, on pivote
03:15et on considère que la perspective, maintenant,
03:18c'est de se préparer à mourir.
03:20Alors vous allez dire, mais non, c'est terrible, la mort, c'est affreux.
03:23Et moi, je vous dis, la mort, c'est un départ.
03:25Et un départ, ça se prépare.
03:27Préparer le corps à ce départ, c'est à la fois considérer
03:31qu'on est prêt à solder les comptes des litiges,
03:37des malentendus, des souffrances antérieures,
03:39d'une certaine manière à se les pardonner si on y arrive
03:42ou à les remettre sur le tapis pour ne pas les garder indéfiniment.
03:47Et aussi qu'on est capable de trouver une nouvelle manière,
03:51tout à fait inédite, d'être ensemble,
03:53même si, par exemple, cette maman-là,
03:55elle n'a pas été très tendre,
03:57ce n'est pas été une maman tendre dans l'enfance.
03:59Même si ce papa-là, en fait, il a été absent.
04:01Oui, mais peut-être que vous, en tant que fils ou fille,
04:04vous êtes capable d'être présent.
04:06Et de cette manière-là, il y a des possibilités, en fait,
04:09qui s'ouvrent dans le dernier âge,
04:11qui redonnent leur dignité aux gens,
04:14mais pas une dignité qui est fondée sur les normes de comportement adulte.
04:18Ça veut dire être toujours propre, être joli à regarder,
04:23se comporter de manière socialement acceptable.
04:26Tout ça, en fait, on découvre que ça n'a aucune importance
04:29et que derrière notre humanité, notre dignité,
04:32ce qui se joue, en fait, c'est la qualité de nos interactions
04:36et ce que j'appelle une certaine qualité de présence.
04:39Et si on arrive à restaurer cette qualité de présence,
04:42au fond, on peut se libérer de tout ce passé,
04:46qu'il soit heureux ou malheureux,
04:48qu'il inspire la nostalgie ou le ressentiment,
04:50et justement pivoter et se tourner vers la mort comme un projet.
04:54Comme je l'ai dit, pas nécessairement parce qu'on croit
04:57que derrière, il va se passer d'autres choses,
04:59mais simplement parce que nous savons tous
05:01que la mort, c'est une séparation.
05:04Cette séparation, elle se vit sur le mode d'un départ.
05:07Et comme je l'ai dit, un départ, ça se prépare.
05:10– Vous parlez de départ au sujet de la mort.
05:13Départ, je comprends ce que vous dites,
05:15mais le corps meurt, l'esprit meurt.
05:17Donc concrètement, il s'agit quand même bien d'une fin.
05:21– Le corps meurt, l'esprit meurt,
05:24c'est par définition la fin de l'individu.
05:27Donc ce qui est intéressant, c'est qu'on n'est pas tenu
05:30de croire ou de ne pas croire en une vie individuelle après la mort,
05:35puisque nous sommes sûrs d'une chose,
05:37c'est que l'individu, ça n'a de sens que dans ce monde-ci,
05:41dans la réalité dont nous sommes les témoins en ce moment.
05:46Ça veut dire une réalité matérielle observable.
05:49Ce qui est intéressant, c'est que lorsqu'on aborde l'humain
05:52en termes de système, on s'aperçoit que cet individu-là,
05:56il n'est que le relais de systèmes très complexes
05:59qui sont plus vastes que lui.
06:01C'est comme un peu un ordinateur, si vous voulez.
06:04L'ordinateur, une fois qu'il est bugué, une fois qu'il est cassé,
06:08il est vraiment cassé, la machine, elle est cassée.
06:11Par contre, s'il est relié à un système très vaste,
06:15par exemple l'Internet,
06:17le fait que cet ordinateur soit cassé ne fait pas s'effondrer tout l'Internet.
06:22De la même manière, lorsqu'un individu humain meurt,
06:25il est le relais d'énormément de choses et toutes ne meurent pas.
06:29Tous nos départs, toutes les fins, même cette vidéo va prendre fin.
06:33Là, il y a un au revoir à faire, il y a quelque chose qui se termine.
06:37Avoir conscience de ces fins-là, savoir honorer ce qui se referme,
06:43être présent à ces moments de clôture,
06:47c'est une manière de se préparer à mourir comme étant un moment.
06:53L'un des rendez-vous par lesquels la vie nous appelle à notre propre dignité.
06:59C'est là qu'on fabrique de la valeur humaine.
07:01– Je résume ce que vous dites.
07:02Si je comprends bien, il y a une dimension dynamique de la vie,
07:06c'est-à-dire que pour vous, il n'y a pas un début et une fin,
07:08mais des débuts et des fins au sein même de la vie.
07:11Et par ailleurs, vous présentez une vision plus, disons, collective,
07:15c'est-à-dire qu'on appartient à quelque chose qui nous dépasse,
07:18une sorte d'humanité.
07:20Est-ce que je résume bien les choses si je les présente comme ça ?
07:23– Exactement ça, très bien dit.
07:25– Les gens qui ont perdu un proche et qui regardent cette vidéo,
07:27j'imagine qu'ils vont se dire, ok, ça c'est un propos qui relève de l'intellect,
07:32mais moi j'ai des émotions, je suis triste.
07:35Comment on fait par rapport à ça ?
07:37– D'abord, il faut l'accepter.
07:38C'est-à-dire que rien ne diminuera jamais l'émotivité du deuil.
07:43Ça veut dire, un départ, c'est triste.
07:46Un au revoir, c'est triste.
07:48Donc la première chose, c'est d'admettre cette tristesse.
07:52Dans un texte de Plutarch qui s'appelle « Consolation à sa femme »,
07:56Plutarch et sa femme ont perdu leur petite-fille de 3 ans,
07:59Timoxéna, elle portait le même nom que sa mère, et ils l'adoraient tous les deux.
08:03Et donc cette petite-fille meurt à 3 ans,
08:05et Plutarch attend plusieurs jours avant de pouvoir écrire lui-même,
08:11et d'écrire une très belle lettre à sa femme pour la consoler.
08:14Mais dans cette lettre, il y a une évidence,
08:16c'est que la tristesse, c'est la première réaction, et elle est adaptée.
08:20Parce que c'est par la tristesse aussi que l'on dit au revoir.
08:24Que l'on dit au revoir au désir d'être ensemble,
08:28que l'on dit au revoir aux joies qu'on a vécues ensemble,
08:32et que progressivement, on va apprendre très lentement
08:36à convertir ce qui est de l'ordre de la tristesse
08:40en quelque chose de tout aussi intense,
08:42mais qui doit théoriquement l'absorber en entier,
08:46c'est la gratitude.
08:47La gratitude de s'être connu,
08:49la gratitude d'avoir fait un chemin ensemble,
08:52la gratitude d'avoir été en vie ensemble,
08:54pour que progressivement, cette mort et cette vie
08:58se réinscrivent dans les cadres plus vastes que j'ai déjà décrits.
09:02De cette manière-là, en fait, l'émotivité du deuil,
09:06elle n'est pas niée, parce que la tristesse s'est adaptée.
09:10Il y a des moments où la chose à faire, c'est d'être triste.
09:14Puis, cette émotivité-là, elle va apprendre à se transformer
09:19pour ne pas rester victime d'elle-même.
09:22Et c'est de cette manière-là qu'elle est capable aussi
09:25d'alimenter la vie, c'est-à-dire de réinscrire sa propre vie
09:28dans quelque chose qui nous relie,
09:30dans des souvenirs qui nous rappellent le passé,
09:33mais dans un passé qui est capable aussi de nourrir l'avenir.
09:36C'est dans ces mouvements-là, en fait,
09:38que se joue la beauté de notre existence.