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Ali Baddou reçoit Olivia Gazalé, professeure de philosophie et essayiste pour "Le paradoxe du rire. Et si ce n’était pas toujours drôle ?" aux éditions Pocket Agora. Elle a enseigné notamment à l’Institut d’études Politiques de Paris et aux Mardis de la Philo, dont elle est la co-fondatrice.

Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
Transcription
00:00Et dans 15 minutes de plus, ce matin, j'ai le bonheur de recevoir une philosophe, essayiste,
00:06professeur de philosophie ! Elle publie « Le paradoxe du rire » et si ce n'était pas
00:11toujours drôle, c'est aux éditions Segers, c'est passionnant et le livre vient de paraître
00:18en poche aux éditions Pocket ! Bonjour Olivia Gazalet !
00:21Bonjour Ali Baddou !
00:22Et bienvenue ! C'est assez fascinant de voir une philosophe s'emparer de quelque chose
00:27qui a l'air aux antipodes de la philosophie, mais on y viendra tout à l'heure, à savoir
00:32le rire.
00:33Le philosophe, en général, on le présente comme quelqu'un qui ne rit pas, qui ne sourit
00:37même pas.
00:38Mais c'est peut-être un préjugé, on va démarrer comme chaque vendredi, Olivia Gazalet,
00:43avec une expérience de pensée, elle n'est pas franchement drôle cette expérience-là.
00:48Imaginons qu'on est à un enterrement, donc à un moment évidemment lourd, triste, on
00:55est au fond de l'église, ou on est au cimetière, dans une foule, devant un cercueil, on est
01:03proche d'un ami, on se tourne vers lui, il suffit d'un clin d'œil, et on rit, ou en
01:09tout cas on étouffe, on retient son rire, on est pris de quelque chose qui s'il éclatait
01:15ressemblerait à un fou rire, comment se fait-il qu'on ait parfois ces envies-là, ces envies
01:22folles de hurler, de rire, Olivia Gazalet, alors que rien n'est drôle ?
01:27Vous savez, la phrase de Desproges, il faut rire de la mort parce que la mort se rit de nous.
01:34Et en fait, cette expérience que vous décrivez, on l'a tous plus ou moins faite déjà,
01:40et elle nous met au cœur de la première fonction de rire, enfin la plus essentielle, qui est
01:45d'être une armure psychique contre le désespoir, contre la tristesse, contre la douleur, même
01:51contre la peur, c'est un bouclier, oui, ça nous protège, et c'est un peu paradoxal mais
01:57un enterrement, c'est vraiment, toutes les conditions sont parfaitement remplies pour
02:02que le rire éclate justement, parce que c'est un moment de solennité, de gravité, de douleur,
02:07de tristesse, donc la moindre petite incongruité, je ne sais pas, un type qui se mouche un peu
02:13trop fort pendant la cérémonie, et là, poum, ça suffit pour que le trop-plein d'émotions,
02:18d'émotions tristes, tout à coup s'évacuent, c'est comme une soupape.
02:22C'est comme une soupape, et donc on peut rire alors qu'il n'y a rien de drôle, ça fait
02:26partie de ce paradoxe que vous explorez, avec beaucoup d'érudition, il y a des recherches,
02:33il y a une plongée dans l'histoire des manières dont on a ri, et de ce que peut signifier
02:38le rire dans une société, ou pour les individus, le rire également dans le champ du pouvoir,
02:45dans le champ économique, on va en parler de tout ça, Olivia Gazalet, on peut donc
02:49rire alors qu'il n'y a rien de drôle, vous parliez d'incongruité, du rire, restons
02:53dans cette ambiance d'enterrement, l'historien, le premier des historiens érodotes, il évoquait
02:59déjà des cas étonnants de ce qu'on appelle le rire funéraire en trace, en trace, lorsque
03:05quelqu'un mourait, il était enterré au milieu de plaisanteries ou de blagues.
03:10Oui, ça c'est un phénomène qu'on peut observer dans l'Antiquité, mais déjà aussi
03:16à Babylone et en Égypte, pas seulement dans l'Antiquité grecque, et en fait on prêtait
03:23au rire une fonction métaphysique, et le rire était lié à la fécondité, à la
03:28renaissance, à la régénération, d'ailleurs on le trouve dans les rites de fertilité
03:31de Déméter, les rires rituels, et en fait on riait dans les enterrements parce que le
03:37rire symbolise le triomphe des forces de vie sur les forces de mort, d'ailleurs vous
03:43connaissez sans doute l'humour carabin, je ne sais pas si on le pratique à la radio
03:47? On le pratique hors antenne en général, alors décrivez-nous justement, on fonce plus
03:52tard dans l'histoire au Moyen-Âge, l'humour dit carabin, il tire son nom d'eux ? C'est
03:57l'escarabin qui était en fait le responsable de l'enseluissement des pestiférés, c'est
04:03une corporation très spécifique, et en fait, ils étaient confrontés à la mort,
04:08sous sa forme la plus monstrueuse et la plus angoissante, et donc cette corporation avait
04:15développé une culture de la plaisanterie crue ou macabre, qu'on retrouve aujourd'hui
04:19d'ailleurs dans toutes les professions qui sont liées à la mort, comme les ambulanciers,
04:23les docteurs, les infirmières, les pompiers, donc c'est quelque chose d'assez salvateur
04:28et de libérateur et de cathartique de rire face à la mort.
04:31Vous parlez de transformation et le mot est évidemment bien choisi, je ne vous flatte
04:35pas, c'est que vous écrivez que le rire est alchimiste, de la même manière que l'alchimiste
04:40transformait le plomb en or, le rire change le déplaisir en plaisir, la détresse en
04:46allégresse, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire concrètement, ça, Olivia Gazalet ?
04:52En fait, dans « Alchimiste », il y a la dimension d'énigme, parce que c'est une
04:57sorte de prodige le rire, parce qu'il est capable de récupérer une émotion à trop
05:04plein d'émotions négatives, pour le métaboliser à travers des secousses jouissives du corps,
05:10donc c'est quand même assez fascinant et mystérieux, quelque chose de parfois très
05:15anodin d'ailleurs, qui produit ça.
05:17C'est pas par hasard de parler du corps, parce qu'il revient régulièrement le corps,
05:23le rire, c'est une expression très corporelle, c'est une jouissance, c'est une jouissance
05:30quasiment sexuelle.
05:31Disons qu'il y a des similitudes avec la sexualité dans le côté abandon et dans le
05:36côté organique et dans le côté secousse incontrôlable et jouissive surtout, parce
05:43qu'on ne rit pas tous des mêmes choses, comme vous l'avez dit, le rire est une construction
05:47culturelle qui a évolué à travers les âges, mais en revanche, tout le monde aime rire,
05:51parce que ça provoque une volupté, une jouissance, sinon on ne paierait pas des places
05:56parfois très chères pour aller juste rire dans une salle d'humoriste.
06:01Et quand je disais justement qu'il y avait une dimension économique du rire, je ne sais
06:05pas si elle est proprement économique, mais en tout cas elle est consumériste, il y a
06:08un consumérisme humoristique, il y a une arme commerciale que peut représenter le rire,
06:14il y a un empire du rire, il y a malgré tout ce rire transgressif, j'aimerais qu'on
06:20entend un son, c'est un son extrêmement célèbre, c'est un film très connu, signé
06:26Milos Forman, il raconte la vie du plus grand musicien de tous les temps, c'est Amadeus.
06:39Qu'est-ce qu'on entend là Olivia Gazelay ? Le rire de Mozart qui est aussi présent
06:45dans ce film génial que sa musique.
06:48le film « Avadeus » de Miloš Forman. Oui, effectivement, Mozart riait beaucoup, il ricanait
06:53même, et puis il avait souvent un rire assez grossier, il adorait l'obscénité, le rire
06:57scatologique. Et en fait, Norbert Elias, le grand sociologue et écrivain, a donné de ce rire une
07:04explication à la fois psychologique et sociologique. Psychologique parce qu'il veut embêter son père,
07:09donc en fait, par son rire, il lui dit « écoute, parce que son père le tyranise », donc il se
07:17venge en fait de la tyrannie de son père, et en même temps, rire chez Mozart, c'est refuser de
07:21ramper, parce qu'en fait ses commanditaires, donc la noblesse, l'admirent beaucoup, mais en fait le
07:27traitent comme un domestique. Et donc lui, il dit par son rire, c'est un rire d'insoumission,
07:32de protestation, voilà, je vais les embêter, je vais aller rompre un peu ce rituel vétilleux de
07:37la cour et ses bonnes manières, donc en les scandalisant. Et donc c'est le seul pouvoir
07:42qu'il ait sur eux, c'est évidemment de les tourner en dérision. Et il y a d'ailleurs cette feinte de
07:47rire qui se termine par un pet, c'est une dimension que vous abordez, en citant notamment le grand
07:55sociologue Nober Elias, la jubilation du pipi caca, le comique proutier Olivier Gazalet. Moi,
08:03par exemple, ça me fait énormément rire, pourquoi est-ce que c'est drôle les proutes ? En fait,
08:09tout l'humour scatologique, ça part du principe du retour du refoulé, c'est-à-dire qu'en fait,
08:14on nous a appris... Ouh là, j'ai l'impression d'être en psychanalyse ! Oui, mais c'est un peu ça,
08:18c'est-à-dire qu'en fait, on nous a appris... En fait, c'est un rire, c'est intéressant,
08:22c'est que ce n'est pas du tout un rire bestial, c'est au contraire un rire hyper civilisé. C'est
08:27parce que la société nous a appris que quelqu'un de civilisé, c'était quelqu'un qui répudiait la
08:32bestialité, l'animalité, qui se comportait dignement en société, que justement, ce qui
08:38est trivial, quand ça revient, eh bien c'est une jubilation, parce que c'est un retour,
08:43une autorisation de dire des choses grossières, donc c'est un exutoire licite pour tout ce qui est
08:48refoulé. Donc, il y a une forme de transgression des normes, toujours, là pour le coup, de la
08:52pudeur, de la bienséance, et bon, je n'y reviendrai pas trop longtemps, mais il y a le légendaire
08:59pet de l'ours, qu'est-ce que c'est ? Oui, alors, ça c'était une... qui intervient dans beaucoup de
09:04folklore, surtout en Europe du Nord, c'est l'idée qu'en fait, l'ours avalait les pets des vivants,
09:14qui étaient en fait considérés comme des âmes, comme des souffles divins, et puis il hibernait,
09:19et à la fin du printemps, il allait manger une plante laxative, et là, poum, il pétait, donc il
09:25débouchait le bouchon fécal, et ça libérait les âmes. Donc là aussi, on retrouve cette idée de
09:32régénération, oui, parce qu'elles vont féconder la terre, donc il y avait quelque chose, encore une
09:37fois, du côté régénérateur, il y a une dimension profondément métaphysique là-dedans. Et le pet,
09:42donc, écrivez-vous, a une mission spirituelle, c'est un souffle fécondant, je ris en vous lisant,
09:49mais c'est vrai qu'on apprend énormément de choses. Vous abordez également le gros rire médiéval,
09:54porté notamment par celui qui est l'un des écrivains les plus drôles du Panthéon de la littérature en
10:00France, à savoir Rabelais, la dimension corporelle également. Mais j'aimerais qu'on s'arrête sur le
10:05moment que nous vivons, c'est la période des carnavals à Rio, à Venise, en Extrémadour,
10:12en Espagne, Olivia Gazalet, parce que votre livre, c'est aussi un livre sur l'histoire du rire, et
10:17vous retracez l'histoire du rire carnavalesque qui est apparu au Moyen-Âge. Qu'est-ce qui se joue
10:22dans ce moment-là ? C'est à nouveau un moment subversif. Pourquoi est-ce que le carnaval, c'est
10:29un moment où on rit et qui se termine en général par les flammes ? Oui, alors ça existait déjà dans
10:34la fête antique, ces moments de subversion des règles et des interdits. Mais ce qui est
10:40important, c'est de considérer qu'en fait ces moments de liesse populaire étaient des
10:46moments qui servaient le pouvoir, parce que c'est une subversion qui est à la fois
10:52artificielle, temporaire et très contrôlée, et qui avait en fait un rôle de régulation sociale, de
10:58pacification sociale, c'est-à-dire que pendant un instant, on laissait le désordre gagner la ville,
11:03inversion des hiérarchies, inversion des genres, inversion des normes, mais pour mieux
11:08relégitimer le pouvoir et les rapports de domination une fois la fête finie. Et ce qui
11:13est important, c'était que la fête se termine, et qu'au moment où elle se termine, tout revient à sa
11:18place, c'est-à-dire la hiérarchie et l'ordre. Et d'où Makavel qui perçoit l'utilité de ces fêtes
11:25pour le politique, célébrer le désordre, pour un retour à l'ordre. Il y a donc le rire et il y a
11:33l'utilisation, le pouvoir du rire, qui peut être un pouvoir de domination, et on le sait tous, il y a
11:40des logiques que vous décrivez très bien, d'inclusion-exclusion, il y a une dimension profondément
11:45identitaire, il y a le rire avec et puis il y a le rire contre. Qu'est-ce que ça nous dit ça ?
11:51On pourrait presque dire, dis-moi de quoi tu ris et avec qui tu ris, et je te dirais qui tu es.
11:58C'est-à-dire qu'effectivement le rire crée des connivences, parfois presque immédiates entre les
12:04individus, donc ça crée des sortes de clans. Et donc il y a les gens avec qui on rit, donc on partage
12:09des choses avec ces personnes-là, et souvent on rit contre. Et donc dans cette dimension du rire
12:15contre, il y a une dimension souvent très salutaire et d'émancipation, mais il faut souligner qu'il
12:20peut aussi y avoir une dimension de dégradation. C'est-à-dire qu'il y a des rires sarcastiques qui
12:26sont des rires de domination, de destruction même. Parfois on dit que le ridicule ne tue pas,
12:32mais le ridicule peut blesser et faire énormément de mal. Et ça peut être aussi, au contraire,
12:38un instrument d'émancipation. Et vous racontez d'ailleurs les liens entre le féminisme et le
12:45rire, et l'insoumission, c'est absolument passionnant. Pourquoi est-ce qu'on a aussi
12:50diabolisé le rire ? Pourquoi est-ce que pendant des siècles, l'idée répandue par les églises,
12:57c'était que Jésus ne riait pas ? Oui, alors ça c'est intéressant parce que c'est un débat,
13:02que Jésus n'ait pas ri. Son rire n'est jamais mentionné dans les évangiles, donc on en a
13:09déduit qu'il ne riait pas. En revanche, on a ri de Jésus, c'est-à-dire que Jésus a été moqué,
13:15ridiculisé, humilié, notamment pendant son calvaire, ses disciples aussi. Et donc l'Église
13:21en a déduit que le rire était satanique, diabolique, donc renvoyé au péché, à la damnation,
13:27à la sorcière, ce sont les sorcières qui rient. Et donc l'homme digne, respectable, est grave.
13:34La morale de l'histoire, Olivia Gazalet, mieux vaut en rire ? En ce moment, on a envie de se dire
13:41qu'en ce moment, la situation est tellement désespérée, effrayante, que le rire c'est un
13:48défoulement collectif, c'est encore ce qu'il nous reste pour prendre une sorte de revanche sur
13:53cette situation ubuesque, dystopique qu'on est en train de vivre en ce moment dans le monde.
13:59Merci infiniment Olivia Gazalet d'avoir été l'invité des 15 minutes de plus,
14:03le paradoxe du rire. Et si ce n'était pas toujours drôle ? C'est le sous-titre et c'est
14:08passionnant, c'est publié aux éditions Segers.

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