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Dans son roman "Enfant de salaud", Sorj Chalandon évoque les mensonges et le rôle trouble de son père sous l'Occupation. Pour Brut, il raconte à Augustin Trapenard comment cela a affecté sa vie.
Transcription
00:00Salut Brut, c'est Augustin et je suis accompagné de Sorcha London dont le roman s'appelle Enfant de Salaud.
00:06Salut Brut.
00:07On en parle tous les deux.
00:08Ce roman, c'est un retour sur le passé de votre père sous l'occupation.
00:12C'est une enquête pour comprendre qui était ce salaud, comme l'appelait votre grand-père.
00:16Qu'est-ce que c'est au fond un salaud ?
00:18Alors pour mon grand-père, le salaud, c'était un français qui avait choisi le camp allemand
00:22et qui était habillé en allemand pendant la guerre.
00:24Pour moi, le salaud, c'est pas ça. Pour moi, le salaud, c'est le père qui m'a menti.
00:27Je peux pas juger mon père, ce qu'il a fait pendant la guerre, je n'y étais pas.
00:30Et personne ne peut dire ce qu'il aurait fait. Moi, j'aurais été dans la résistance, ta gueule, ça n'existe pas.
00:34En revanche, moi ce que je sais, c'est que ce père m'a menti toute sa vie, toute mon enfance, jusqu'à sa mort.
00:39Il m'a menti sur ce qu'il avait fait pendant la guerre, mais il a menti sur ce qu'il avait fait toute sa vie durant.
00:44Il avait été l'amant d'Elite Piaf, il avait été professeur de judo, il avait été chef de la CIA.
00:48Tout ça, c'était des mensonges. Le salaud, c'est ça.
00:50C'est le père qui m'a laissé dans l'obscurité, sans traces, sans rien.
00:54Mais il vous a permis quelque chose. Vous dites que si il vous avait simplement dit la vérité, vous n'auriez pas eu à l'écrire, ce livre.
01:01Tant mieux. Je pense que je suis un des rares auteurs qui auraient préféré avoir un père qui dise toute la vérité et qui ait pas de livre.
01:08J'aurais peut-être fait autre chose, je serais peut-être instituteur en ce moment et j'apprendrais aux autres ce que c'est que la vérité, justement.
01:14Mais ça dit quelque chose d'intéressant sur la littérature, ça veut dire qu'écrire, c'est rétablir des vérités.
01:20Écrire, c'est rétablir des vérités. C'est pour ça que je suis journaliste, je pense.
01:23Enfant sans lumière, je me suis trouvé homme. Dans l'obscurité, je me suis dit, tiens, le journalisme me permettrait peut-être de savoir ce qu'est la vérité.
01:30Et d'aller chercher la vérité. Donc le journalisme, pour moi, c'est comme l'écriture, c'est rétablir.
01:34Et surtout, pour moi, c'est le plus important, donner la vérité en héritage à mes enfants. Ce que moi, je n'ai pas eu.
01:39Mais au fond, votre père, il racontait des histoires. Comme on dit, raconter des histoires, c'est mentir un petit peu. C'était presque un romancier, en fait.
01:45Il aurait été romancier. C'était un prestidigitateur. C'est une sorte de metteur en scène qui, chaque jour, avait un métier différent.
01:51Et moi, je le croyais. Je suis un enfant, j'ai la bouche ouverte. Mon papa, il est chef des services secrets. C'est dingue.
01:56Ce qui accompagnait tous ces mensonges, c'était la violence. Moi, j'étais un enfant battu. Ma mère était une femme maltraitée.
02:01Sans la violence, je crois que j'aurais accepté. C'est-à-dire, à la maison, j'avais un metteur en scène.
02:07À la place de ça, parce qu'il y avait la violence, j'avais un minotaure. Et je vivais dans un labyrinthe. Et je m'en suis sorti. Enfin, j'essaye.
02:14La différence, en tout cas, entre les deux romanciers que vous pouvez être, c'est que, contrairement à lui, vous vous écrivez roman sur la couverture du livre.
02:20Pourquoi est-ce qu'il fallait de la fiction ?
02:22Parce que mon père meurt en 1987 dans mon roman. Or, il est mort en 2014 en hôpital psychiatrique.
02:27Donc, je suis obligé, si je veux le tuer, je suis obligé de le tuer une deuxième fois lorsqu'il est déjà mort.
02:33Et j'ai eu envie de le tuer comme ça. Pas de le tuer, de le laisser mourir. Qu'est-ce que c'est bon ?
02:37C'est cruel.
02:38Non, non, non. La cruauté était de son côté. Moi, j'ai eu juste envie, à un moment donné, que la peur change de camp.
02:45Mais c'est une mort très douce, je trouve, et c'est une mort aimante. C'est compliqué, une mort aimante.
02:50C'est compliqué et c'est passionnant. Parce que vous le racontez lorsque les juges issus de la Résistance se retrouvent face au dossier de votre père.
02:55Après la guerre, les faits sont là. Il doit être fusillé. Mais ils ont un doute.
02:59Ils ont un doute. Et vous, vous savez quoi, chers amis de Brut ? C'est grâce à ce doute que je suis avec vous aujourd'hui.
03:06C'est-à-dire qu'il passe devant un tribunal et le tribunal a ce doute. Et le tribunal, qu'est-ce qu'on fait de ce gamin ?
03:12C'est un gamin. De 18 à 22 ans, il a porté 5 uniformes pendant la guerre. Qu'est-ce qu'on fait de lui ?
03:17Est-ce qu'on le fusille comme d'autres ? Est-ce qu'on le pend à un arbre comme d'autres ? Est-ce qu'on lui tend la tête comme d'autres ?
03:22Non, on va lui laisser une chance. Cette chance, elle est là. C'est-à-dire que si c'est 5 jurés, 3 contre la mort, 2 pour la mort.
03:30S'il y avait eu 3 jurés pour la mort et 2 contre la mort, je ne serais pas là.
03:34Et il vous traverse encore ce doute, vous ?
03:37Mon doute, ce n'est pas ce qu'il a fait puisque c'est acté, mais c'est pourquoi est-ce qu'il l'a fait.
03:43Et c'est terrible de penser que peut-être c'était sa façon à lui de m'aimer, mais c'est insensé.
03:49C'est-à-dire que c'est un homme qui a voulu éblouir son fils et en fait il l'a aveuglé. On a été aveuglés tous les deux.
03:54Et ce livre, pour moi, referme l'aveuglement.
03:57Mais si c'était ça, en fait, le roman, le but du roman, juste d'essayer de répondre à la question pourquoi. Tous les romans.
04:03Oui, mais j'aimerais répondre à la question pourquoi la joie ?
04:07Ça ne m'est pas encore arrivé. J'aimerais sortir de cette pénombre dans laquelle il m'a plongé.
04:12C'est une enfance de ténèbres et j'en ai marre. Voilà, j'en ai marre.
04:16Mais pourtant, vous dites toujours, Sorge, un livre ne guérit pas les blessures.
04:20Non, mais je n'ai pas envie de l'éclairer. J'ai envie de vivre avec. Moi, j'ai envie... C'est étrange.
04:24Alors, je suis peut-être un peu fou comme mon père, je ne sais pas, mais moi, c'est avec des plaies ouvertes que je vis.
04:29Parce que si je referme les blessures, si je referme tout, ça veut dire que j'oublie tout.
04:32Moi, je ne veux pas. Je veux que les blessures restent ouvertes parce que je veux vivre avec.
04:36Et c'est en vivant avec ces blessures qu'on fait en sorte que nos enfants n'en aient pas.
04:41C'est à eux que vous pensez tout le temps, là.
04:44Et la très belle phrase de Bobby Sands, le gréviste de la fin irlandais, les Anglais l'ont laissé mourir.
04:48Et avant de mourir, il a pris sa petite plume, son petit crayon. Après 66 jours, il écrit
04:53« Notre revanche sera le rire de nos enfants ». Moi, ma revanche, c'est le rire de mes filles.
04:58Quand elles l'ont lue, elles vous ont dit quoi ?
05:00J'ai encore 12 ans, 16 ans, mais la grande, qui a 33 ans, elle a pleuré, comme moi.
05:06Vous pleurez quand vous écrivez, vous ?
05:08Oui. Généralement, je ne le dis pas, mais on ne me le demande pas non plus.
05:11Mais comme je suis dans le brut, je vais essayer d'être brutal.
05:15Je pleure quand j'écris et je relis pour cesser de pleurer.
05:19C'est-à-dire que tout ce qui m'a fait pleurer quand j'ai écrit, je l'enlève.
05:22Parce que ce n'est pas ça, écrire.
05:24Au fond, qu'est-ce que ça sauve, la littérature, alors ?
05:27Ça me sauve, moi.
05:29Et puis, je ne sais pas, quand j'ai écrit un livre sur le cancer,
05:34plein de femmes cancéreuses sont venues l'acheter, parler avec moi,
05:39et on se sauvait ensemble, c'est-à-dire qu'on s'étreignait.
05:42Moi, l'un des plus beaux moments, c'est une femme qui vient faire signer mon livre,
05:48elle avait une longue chevelure rousse, elle l'enlève comme ça.
05:52Elle était chauve.
05:54Elle me regarde et me dit merci.
05:56Elle sort du salon du livre avec sa perruque à la main.
05:58Voilà pour moi ce que c'est, la littérature.

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