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La contestation ne faiblit pas en Turquie après l’incarcération du maire d’opposition d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. Alors que l’opposition dénonce un coup d’Etat contre la démocratie, cette mobilisation est-elle susceptible d'inquiéter le président Recep Tayyip Erdogan ? Entretien avec Didier Billion, directeur adjoint de l'IRIS.

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Transcription
00:00Nous sommes entrés là dans une nouvelle séquence politique
00:03qui est infiniment préoccupante et inquiétante.
00:09Je pense qu'il faut retenir trois points dans ce contexte.
00:15Le premier, c'est le contexte économique.
00:18Il est évidemment très dégradé depuis maintenant plusieurs années.
00:22Et la manifestation la plus spectaculaire de cette dégradation économique,
00:26c'est le taux d'inflation,
00:27puisqu'en 2023, il était environ de 70% selon les statistiques officielles,
00:33et probablement plus.
00:34Désormais, il est descendu, si je puis dire, à 50%.
00:37Mais cela indique qu'il y a une véritable dégradation
00:40au niveau de la vie quotidienne de la très grande majorité des citoyens turcs.
00:45Deuxièmement, au niveau politique,
00:47je pense qu'il faut toujours avoir en mémoire
00:49les dernières élections qui se sont déroulées en Turquie.
00:52Il y a juste un an, c'était au mois de mars 2024,
00:55puisque pour la première fois depuis qu'il est au pouvoir,
00:59le parti de M. Erdogan, la KP, le parti de la justice et du développement,
01:03qui était donc parvenu au pouvoir la première fois en 2002,
01:06a subi une défaite.
01:07Depuis lors, il n'avait eu que des victoires électorales dans toutes les élections.
01:10Et en 2024, première défaite.
01:12Cela indique donc qu'il y a un début de modification des rapports de force politique.
01:17Et depuis ces élections municipales,
01:19toutes les grandes villes du pays sont désormais dirigées
01:22par le principal parti d'opposition,
01:24c'est-à-dire le parti de M. Imamoglu, le maire d'Istanbul,
01:28le parti républicain du peuple,
01:29puisque M. Imamoglu a été réélu en 2024 triomphalement.
01:34Le troisième élément, pour terminer,
01:36c'est le cours répressif, liberticide qui se manifeste en Turquie,
01:40malheureusement depuis de nombreuses années,
01:42mais on peut considérer qu'il y a une sorte d'accélération des arrestations,
01:46des mesures contre la presse, contre les journalistes, etc.
01:50Un point qui est très inquiétant,
01:51puisque au cours de ces derniers mois,
01:53on évalue à 50 000 nouveaux prisonniers dans les prisons turques,
01:57il y en avait déjà environ 350 000,
01:59même si tous ces prisonniers ne sont pas évidemment des prisonniers politiques.
02:03Mais ça indique que la situation ne va pas bien
02:05du point de vue des libertés démocratiques individuelles et collectives.
02:11On parle beaucoup depuis plusieurs semaines en Turquie,
02:14mais ce ne sont que des rumeurs d'une volonté de M. Erdogan
02:18de postuler un nouveau mandat présidentiel,
02:22ce qui, jusqu'alors, est interdit par la Constitution,
02:25puisque le maximum de mandats présidentiels est deux,
02:29et qu'il est déjà à son deuxième.
02:31Donc, il y a cette visible volonté de Erdogan de trouver un moyen
02:36de modifier la Constitution qui lui permettrait de postuler
02:40un deuxième, deuxième mandat, si je puis dire.
02:43Deuxièmement, on constate,
02:45notamment suite aux municipales que j'évoquais précédemment,
02:48que le principal opposant qui s'affirme véritablement
02:52sur la scène politique, c'est M. Imamoglu.
02:54Il jouit d'une grande popularité, bien sûr à Istanbul,
02:58où il a été réélu facilement pour un deuxième mandat l'année dernière,
03:01mais à travers maintenant toute la Turquie,
03:04où il a fait de nombreux meetings, de nombreux rassemblements.
03:07Il jouit d'une véritable popularité.
03:09C'est un homme assez charismatique, un homme qui a le sens du contact.
03:12Et donc, pour Erdogan, il représente un danger incontestablement.
03:16Donc, il y a cet aspect-là, l'obsession d'Erdogan de rester au pouvoir
03:20par tous les moyens, y compris même au prix d'une modification de la Constitution
03:24et barrer la route à celui qui apparaît et qui s'affirmait
03:28comme son principal opposant potentiel,
03:31dans l'hypothèse où il y a un combat électoral entre les deux.
03:33Après, il y a aussi la volonté de Erdogan de tenter de disjoindre
03:37le parti républicain du peuple, le parti de M. Imamoglu,
03:41du parti kurdiste, le parti d'Emme,
03:43parce que ce parti kurdiste, à ce jour, montre un certain nombre de convergences
03:47avec le parti républicain du peuple.
03:49Donc, il faut absolument empêcher qu'il y ait une sorte de coalition des oppositions
03:53qui, évidemment, pourrait le mettre en péril.
04:01Erdogan, il est inquiet, il est moins puissant qu'il ne l'était il y a 15 ans,
04:05par exemple, et surtout, il est contesté.
04:08Ses manifestations le prouvent et c'est ça qui est tout à fait fascinant
04:11et qu'il faut souligner, c'est que malgré tous les coups,
04:14toutes les restrictions de liberté démocratique
04:17qu'on a pu constater au cours de ces dernières années,
04:19eh bien, le peuple turc, les citoyens, les citoyennes turcs sont toujours debout
04:23et, pour une partie d'entre eux, veulent résister
04:25aux mesures qu'ils jugent arbitraires que prend M. Erdogan.
04:28Et cela l'inquiète vigurement, parce que tous les éléments sont réunis
04:32pour qu'une crise politique majeure se cristallise,
04:35la situation économique, la situation politique, bien évidemment,
04:38et il y a incontestablement une forme de ras-le-bol,
04:42si vous me passez l'expression, d'une partie de la population.
04:44Je pense qu'il ne faut pas aller trop vite en besogne.
04:46L'AKP, le parti de M. Erdogan, a encore une base sociale.
04:50Il n'est pas hors-jeu, bien loin de là,
04:53mais une grande partie de la population résiste, ne veut pas se laisser faire.
04:56Et c'est aussi l'expression d'une situation de polarisation extrême en Turquie.
05:01Ça, on le constate déjà depuis plusieurs années.
05:03La Turquie, elle est désormais divisée en deux blocs qui ne se parlent plus beaucoup,
05:08qui ne se comprennent pas.
05:09Un bloc qui est incarné et qui suit M. Erdogan,
05:12et puis un bloc qui suit l'opposition, notamment le Parti républicain du peuple.
05:16Donc là, on est dans une situation où les choses,
05:18et je ne le souhaite évidemment pas, peuvent déraper.
05:21Pour l'instant, la répression a été utilisée depuis cinq soirées,
05:25depuis cinq manifestations, mais elle est contrôlée.
05:29Je vous espérais que cette situation perdurera
05:32et qu'il n'y ait pas une décision d'accroître le niveau de répression,
05:36mais on est véritablement dans un moment de très, très grande tension en Turquie.

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