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"De toute façon, ils ont le droit de vie ou de mort sur les éleveurs."
Sophie et Jean-François sont aujourd’hui des agriculteurs en cavale. Acculés par les dettes et la rupture de contrat avec le groupe industriel qui achetait leurs veaux, ils ont dû fuir avec leurs filles de 4 et 6 ans. Ils font partie de la centaine d’éleveurs que Ulysse Thevenon a suivis pour son enquête "Le Sens du bétail".

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Transcription
00:00— Vous êtes en cavale, en fait. — Bah plus ou moins, oui. Mais on n'a pas le choix.
00:04En fait, c'est soit tu crèves, soit tu dis c'est bon, allez vous faire foutre, quoi.
00:07De toute façon, ils ont le droit de vie ou de mort sur les émeurs.
00:10C'est ça qu'il faut faire comprendre aux jeunes, quoi.
00:12— Une des histoires qui m'a le plus bouleversé, c'est celle de Sophie et Jean-François.
00:15C'était un couple d'éleveurs d'une trentaine d'années qui avaient un rêve simple.
00:19C'était élever 60 vaches en plein air. Et en fait, la banque leur a dit
00:22« On vous suivra pas si vous prenez pas en plus un bâtiment industriel de 400 veaux ».
00:27C'est des animaux qui voient jamais la lumière du jour. Et on les a convaincus.
00:31On leur a fait visiter des élevages vitrine en leur disant « Ça prend que 3 heures par jour.
00:36C'est rémunérateur. C'est très simple. On vous livre les animaux. On vous livre l'aliment.
00:40Il y a un cahier des charges. Un technicien vous explique toutes les semaines ce qu'il faut faire ».
00:45Et donc ça les a convaincus. Et ils empruntent 1 million d'euros. Et ils se lancent dans l'aventure.
00:50Très vite, ils se rendent compte que c'est beaucoup plus dur que prévu.
00:53Ça prend beaucoup plus de temps. Et ils se rendent compte qu'ils sont plus maîtres de rien.
00:58Parce que le technicien qui vient toutes les semaines, il leur donne des ordres.
01:01Ils sont aux ordres de l'industriel.
01:03Donc là, la réalité m'a bêté la tronche.
01:06On est chez nous et c'est eux qui décident de tout. Donc voilà, on gère rien. On peut rien dire.
01:11Moi, on m'a toujours dit « 1h le matin, 1h le soir. Et puis après, tu peux fermer le bâtiment
01:16et t'occuper de tes vaches ou autre chose ».
01:18– Non. – Non. C'est 1h30, d'accord, où on distribue le lait.
01:22Après, il y a la surveillance, il y a les soins, il y a toute la partie administrative.
01:26Le débarquement, quand les veaux arrivent, on les envoie tous dans un grand couloir.
01:30Donc c'est des petits. Déjà, des fois, il y en a qu'on porte jusqu'à la case
01:34parce qu'ils sont tellement fatigués ou pas en forme.
01:38Et après, une fois qu'ils sont dans le couloir, il faut les redistribuer
01:40dans tous les petits couloirs qu'on appelle, où on met un veau par case.
01:44Et quatre sont comme ça.
01:45– Et un jour, alors qu'ils allaient toucher une prime pour leur bonne performance technique,
01:50on leur livre un lot d'animaux malades, boiteux, il y a des attestations qui le confirment.
01:55Et là, c'est l'hécatombe. Les veaux, ils se mettent à mourir les uns après les autres.
01:59Tous les matins, Jean-François me disait qu'il en récupérait un ou deux
02:02qui n'avaient pas passé la nuit.
02:03Et en quelques semaines, il y a 72 veaux sur les 400 qui meurent.
02:07Il y avait un problème sanitaire dans cet élevage qu'on leur a livré, qu'on leur a imposé.
02:11Et l'industriel, il n'a pas réagi.
02:13C'est les services vétérinaires qui ont lancé l'alerte.
02:15– Donc le vétérinaire est venu.
02:17Donc on a fait une dizaine d'autopsies, tu me disais, je ne sais plus.
02:20– Oui.
02:21– Donc ils ont trouvé de la BVT.
02:24De toute façon, on voit bien, il y a eu 27 veaux morts en peu de temps.
02:27– En tout, vous m'avez dit 72 ? – 72.
02:30– 400, oui.
02:31– On aurait pu dire, refuser le cadeau, on aurait pu.
02:35Sauf que là, après, c'était rupture de compas.
02:36– Ouais, mais quand t'as la tête dans le guison…
02:39– Bah non, de toute façon, on n'a rien à en revenir.
02:41– Et donc, ils ont commencé à protester, à l'ouvrir.
02:43Et dans l'élevage, quand tu l'ouvres, on te fait taire.
02:47Et donc, l'industriel, il a rompu le contrat,
02:50ils accusaient de maltraitance animale.
02:52Et voilà comment, en 2-3 ans, une famille qui a emprunté 1 million d'euros
02:56pour se lancer dans l'élevage se retrouve sans rien.
02:59Donc face à cette situation, il y a des gens qui décident de mettre fin à leur jour.
03:02– Ah oui.
03:03– Eux, ils ont décidé de s'enfuir.
03:05Je les ai retrouvés un jour près de chez moi, à Rouen, 6 mois plus tard.
03:09Ils étaient avec deux voitures chargées à bloc.
03:11J'ai cru qu'ils étaient en voyage.
03:12Ils m'ont dit, non, non, on n'est pas en voyage.
03:14Ce que tu vois, c'est notre maison.
03:16J'ai compris que c'était devenu une famille en cavale.
03:18Ils s'étaient enfuis.
03:19Ils étaient recherchés par les banques et l'administration.
03:21– Donc, en gros, vous êtes partis de chez vous,
03:23vous avez pris vos affaires, vous vous êtes cassés.
03:24– Ouais.
03:25– De toute façon, il n'y a que ça.
03:26Parce qu'ici, on est en colère.
03:28– À mon avis, ils l'auraient dit à tout le monde, les banques auraient été là.
03:30– C'est soit tu crèves, tu restes à la place, tu crèves.
03:33Ils s'y tapent dessus.
03:35– Soit tu dis, c'est bon, allez vous faire foutre, quoi.
03:37– Ils nous ont volé une vie et ils nous ont volé un million d'euros.
03:40On a investi pour rien.
03:41On aurait dû investir, Sophie aurait dû investir toute seule,
03:44300, allez, 350 000, que pour les vaches.
03:47Ils ont passé l'hiver à dormir dans leur voiture
03:50avec leurs filles de 4 et 6 ans.
03:52Et quelques semaines plus tard, Sophie m'a envoyé un dernier SMS
03:55en me disant, tu ne peux plus rien faire pour nous.
03:57La seule chose que tu peux faire, c'est raconter notre histoire
04:00pour pas que ça arrive à d'autres.
04:02Et depuis, son numéro, il n'est plus attribué.
04:04Je n'ai plus aucune nouvelle, je ne sais même pas où ils sont.
04:06– Sollicité par Ulysse Thévenon pour son enquête Le sens du bétail,
04:09le groupe Vendri, qui a rompu le contrat avec Sophie et Jean-François,
04:12a assuré que la santé et le bien-être des éleveurs
04:14étaient au centre de leurs valeurs,
04:16mais qu'ils ne s'exprimaient pas publiquement sur les cas individuels.
04:18– Là, je viens de sortir une enquête sur l'industrie de l'élevage
04:21qui m'a pris deux ans et demi.
04:23J'ai 250 témoins, dont une centaine d'éleveurs.
04:25Moi, comme beaucoup de Français, ça fait des années
04:27que j'entends parler de l'élevage systématiquement en mal.
04:30Voilà, ce serait une industrie polluante, cruelle pour les animaux,
04:33néfaste pour notre santé.
04:34Mais je trouvais qu'on n'entendait pas assez les principaux concernés,
04:37les éleveurs, sur ce sujet.
04:39Alors, j'ai commencé à m'y intéresser,
04:41et là, j'ai été vraiment surpris de voir qu'au lieu de défendre leur filière,
04:46ils se mettaient à la dénoncer, en fait.
04:48Et ils me disaient, mais notre problème, ce n'est pas les écolos, par exemple,
04:51c'est nos propres partenaires, on est devenus esclaves de nos partenaires.
04:55C'est la banque, c'est les industriels, c'est les coopératives ou les syndicats
04:58qui sont censés me défendre qui me piétinent.

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