Mardi 11 mars 2025, SMART TECH reçoit Alexandre Bounouh (président des Instituts Carnot & directeur, CEA List)
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00:00On pourrait dire que mon invité est le parfait éclaireur des enjeux d'innovation pour les
00:10entreprises et le rôle de la recherche publique puisqu'il accompagne et accélère cette collaboration
00:15publique-privée dans de nombreux projets de recherche structurant pour la France.
00:20Bonjour Alexandre Mouneau.
00:21Bonjour.
00:22Bienvenue.
00:23Vous êtes le président des instituts Carnot, directeur du CEA List, l'institut de recherche
00:27technologique dédié au système numérique intelligent au sein du CEA.
00:30On va dire quand même quelques mots du réseau des Carnot.
00:34C'est une association qui travaille sur la recherche partenariale, donc publique-privée,
00:41dans le but justement de faire émerger cette recherche et développement de manière très
00:46concrète.
00:47Aujourd'hui, il y a 39 Carnot, c'est bien ça ?
00:49Absolument.
00:50Il y a 39 instituts Carnot qui ont effectivement une mission.
00:54La mission, c'est la recherche contractuelle bilatérale.
00:57C'est-à-dire la capacité à la recherche publique à avoir un impact sur l'économie,
01:02la société, à travers ces projets de collaboration directe avec les entreprises dans tous les
01:07domaines.
01:0839 instituts en couvrent à peu près toutes les thématiques industrielles, sociétales,
01:13de la santé à la grille agro, du numérique, du semi-conducteur, etc.
01:18On parle souvent de mettre l'excellence française en matière de R&D en avant.
01:23Là, c'est la mettre au service des entreprises.
01:26Mais qu'est-ce qu'on appelle l'excellence aujourd'hui ?
01:29En fait, l'excellence, c'est d'être en capacité de faire de la recherche qui permet
01:37de générer des innovations qui doivent se retrouver le plus rapidement possible sur
01:41le marché au service de l'économie et de la société.
01:43Effectivement, on peut tout à fait générer du savoir dans le cadre de la recherche avec
01:48des publications.
01:49Ça fait partie un peu de la mission de la recherche.
01:52Nous, en tout cas, dans le réseau des Carnot et des instituts Carnot, qui sont, comme vous
01:57l'avez dit, 39 instituts, notre rôle et notre objectif, c'est effectivement de faire
02:02cette recherche appliquée parce qu'elle a une finalité et on est là pour soutenir
02:07le développement des entreprises.
02:09Et ça veut dire concrètement, vous avez des offres technologiques que vous mettez
02:12à disposition, des projets privés, qu'est-ce que vous proposez ?
02:18Vous mettez à disposition des talents ?
02:20Non, en fait, on met à disposition ce qu'on appelle des briques technologiques de l'IA,
02:26de la robotique, des technologies autour de la santé et les industriels viennent nous
02:34voir parce qu'on a déjà germé cette recherche et on projette ces briques technologiques
02:40sur des produits, sur des services et on contractualise dans un rapport partenarial
02:46dans lequel on peut, et ça arrive très souvent, former des équipes communes pour mener cette
02:51technologie de son TRL très bas, c'est-à-dire vraiment les premières pousses de cette technologie
02:58jusqu'au produit qu'on va retrouver évidemment chez des grands groupes comme STMicroélectronique,
03:04comme Technip, comme Total, finalement toutes les entreprises.
03:09Et, alors, il n'y a pas que les grands groupes puisque 48% de nos contrats, il y en a 10 000,
03:17entre 10 et 11 000 contrats par an, ça fait à peu près une signature toutes les 10 minutes
03:21dans notre réseau et en fait 48% sont des PME.
03:25D'accord, mais donc ça veut dire qu'en termes de budget, vous fonctionnez avec les fonds
03:33du CEA, vous créez du chiffre d'affaires aussi avec les opérations que vous menez
03:41avec les entreprises privées ?
03:43Absolument, en fait, le réseau Carnot, c'est le premier réseau de la recherche partenariale
03:47en France.
03:48En fait, il occupe à peu près 60% de ce que les entreprises financent à la recherche
03:53publique, elles financent en moyenne 1,1 million par an et nous, aujourd'hui, on fait à peu
03:58près 600 millions de chiffres d'affaires.
04:00Ce 600 millions de chiffres d'affaires, il faut le rapporter à l'origine des Carnot,
04:04en 2006, on faisait 186, vous voyez à peu près la progression, pratiquement x3.
04:09Est-ce que vous avez parlé de 1 million pour les entreprises et de 600 millions ?
04:131 milliard, pardon, c'est 1,1 milliard par an que les entreprises financent à la recherche
04:20publique et sur ce 1 milliard, il y a 600 millions sur le réseau Carnot, ça fait à
04:25peu près 60%.
04:26Alors, vous êtes arrivé à la présidence de ces Carnot assez récemment quand même,
04:31moi je voulais vous interroger sur les priorités que vous êtes fixées et est-ce qu'il n'y
04:34a pas une petite bascule, un changement d'orientation là au vu de la nouvelle géopolitique, de
04:40cet appel justement à des technologies plus souveraines, à une maîtrise sur l'intelligence
04:45artificielle ?
04:46Absolument et en fait, ça ne date pas effectivement des événements de ces dernières semaines
04:51puisque évidemment le Covid, premièrement, a été la première alerte finalement sur
04:55cette notion de souveraineté technologique puisqu'on s'est aperçu qu'on était largement
05:00dépendant vis-à-vis d'un certain nombre de pays sur ces technologies pour des produits
05:04plutôt simples mais aussi des produits de haute technologie et cette dimension de souveraineté
05:09technologique a été portée par des instituts comme les Carnot puisqu'ils sont vraiment
05:14en fronte avec cette économie et ces entreprises et aujourd'hui encore plus avec évidemment
05:21cette, je dirais, avant on parlait de la bipolarisation sino-américaine, aujourd'hui
05:28on ne sait plus réellement quels sont les ennemis donc il faut être extrêmement vigilant
05:36sur cette capacité à ce que la France, l'Europe, soit totalement indépendante vis-à-vis d'un
05:41certain nombre de technologies parce qu'elles sont nécessaires pour évidemment développer
05:47des produits sur nos territoires et notre capacité à exporter.
05:51Vous connaissez un peu les règles extraterritoriales américaines, aujourd'hui si vous avez une
05:56technologie imbriquée dans votre produit et qu'elle est américaine, demain, ce produit-là
06:03serait interdit d'exportation dans tel ou tel pays, nous voulons aujourd'hui doter
06:09les entreprises avec des briques technologiques européennes pour justement être indépendants
06:13vis-à-vis de ça.
06:14Ça change les orientations aujourd'hui, les choix que vous faites sur les projets
06:19par exemple ?
06:20Absolument.
06:21Je vous donne juste un exemple, dans le domaine de l'IA et notamment l'IA embarquée, depuis
06:28longtemps les industriels utilisent, je dirais, des outils américains pour faire en sorte
06:34que l'IA qui est développée dans le cloud soit intégrée dans des produits, soit des
06:40produits de santé ou d'autres produits IoT.
06:43Aujourd'hui on développe une plateforme française et européenne qui permettra aux entreprises
06:49françaises et européennes de disposer d'un outil qui leur permet justement d'aller vers
06:55cette IA embarquée en toute indépendance.
06:58Et donc ça a bien changé évidemment les orientations et ça c'est un choix qui a été
07:02soutenu par l'État.
07:03C'est-à-dire même s'ils utilisent des IA ou des grands modèles de langage étrangers,
07:08ils passeront ensuite par une plateforme ?
07:11Alors en fait il y a ces modèles-là mais aussi il y a les modèles propriétaires qui
07:16sont aujourd'hui développés par des acteurs européens, Mistral, il y a plein d'entreprises
07:21qui le font, nous-mêmes on le fait.
07:23Mais au-delà évidemment du modèle, si vous utilisez aujourd'hui un outil américain pour
07:28faire ce transfert vers l'embarqué, vous allez quelque part mettre le germe d'une technologie
07:35qui n'est pas la vôtre, qui peut vous freiner dans votre développement.
07:40Et aujourd'hui on offre cette plateforme qui s'appelle DeepGreen, c'est un grand projet
07:44européen et français puisqu'il est soutenu par France 2030, 25 millions d'euros, avec
07:50énormément de partenaires industriels des secteurs de l'aéronautique, de la défense,
07:56voilà de l'industrie.
07:57Et comment vous allez les chercher ces entreprises pour leur dire justement nous on a ce type
08:00d'initiative, on existe, on peut faire des choses ensemble ?
08:03Voilà, c'est un travail de tous les jours.
08:05C'est votre travail en fait ?
08:06Absolument, et puis il y a le travail d'un certain nombre de nos collègues qui sont
08:10formés pour ça, ça s'appelle les business developers, des commerciaux si vous voulez.
08:14Pourquoi vous êtes convaincu que c'est important aujourd'hui ce partenariat public-privé ?
08:19Je pense que la recherche elle a plusieurs qualités, je dirais originale, la création
08:26de savoir.
08:27Je pense que la science, le progrès a toujours été une valeur importante pour les sociétés.
08:34Mais on a souffert depuis très longtemps sur le fait que cette création de valeur
08:40restait dans un domaine qui est un domaine scientifique, académique, alors que derrière
08:45on peut absolument projeter des choses qui peuvent servir la société, l'entreprise,
08:51et donc ce transfert de technologie ne peut se faire qu'avec ce lien-là public-privé.
08:58Il est extrêmement important.
08:59Et les freins sont des deux côtés ?
09:01Absolument.
09:02Les entreprises aussi hésitent à venir voir les laboratoires de recherche publique ?
09:08Absolument, et notamment en France, je le regrette, je le dis depuis un certain nombre
09:11de mois et d'années.
09:14Je pense que le constat aussi partagé par le ministère de la Recherche sur le fait
09:21que dans l'investissement en France de la R&D, nous pesons à peu près autour de 2,2%
09:29du PIB français, alors que ça fait à peu près 10-15 ans que toute l'Europe a un objectif
09:36d'atteindre le 3%, et dans cet écart-là, ce sont les entreprises françaises qui sont
09:41un peu en recul par rapport à leurs homologues européens, et donc il faut un effort.
09:46C'est-à-dire que seulement 2% des budgets R&D aujourd'hui des entreprises françaises
09:49vont vers des laboratoires publics, c'est ça ?
09:52Non, en fait, vous prenez le PIB français, dans le PIB français, la recherche et développement
09:59ne pèse que de 2,2%.
10:01Ah, dans l'absolu ?
10:02Absolument.
10:03Donc ça c'est déjà un effort de recherche et développement sur lequel il faut travailler.
10:07Exactement, pour atteindre les 3%, il faudrait que les entreprises investissent dans la R&D
10:14chez elles déjà, et aussi évidemment à travers la collaboration avec les laboratoires.
10:19Et alors si on regarde plus précisément sur cette collaboration, en France on se situe
10:23comment par rapport aux voisins ?
10:24On est en recul évidemment, on est à peu près septième dans les pays de l'OCDE,
10:30donc on a vraiment des efforts à faire, alors ça tient évidemment à une culture d'aversion
10:37aux risques, puisque aujourd'hui la R&D est quand même vue comme un centre de coûts
10:40avant tout, et ça il faut un changement de paradigme pour que la R&D dans les entreprises
10:46ne soit pas touchée au moindre soubresaut économique, et donc il faut vraiment être
10:51volontariste comme le font typiquement les Américains, les Américains en moyenne, les
10:55grandes entreprises, les AWS, les META, ils sont entre 14 et 30% de leur chiffre d'affaires
11:02chaque année dans la R&D, on est très loin.
11:04C'est sûr, mais les tensions économiques, politiques, voilà, c'est compliqué.
11:09Quel est votre regard aujourd'hui sur la politique industrielle de la France ? Est-ce
11:12qu'il vous semble qu'on a pris la mesure des enjeux et qu'on fait les bons choix sur
11:17les bonnes technos ?
11:18Oui, je dirais qu'effectivement on a fait un effort considérable à partir de la crise
11:26du Covid, où on a pris vraiment conscience effectivement des faiblesses des économies
11:30françaises et européennes, avec un exemple qui est marquant, qu'il faut souligner, effectivement
11:35le plan France 2030, 54 milliards d'euros d'investissement dans des clés technologiques
11:42qui sont aujourd'hui communément partagées de par le monde comme étant stratégiques,
11:46l'intelligence artificielle, la cybersécurité, le numérique, le comptique, et il y a un
11:52investissement qui est important, et derrière, on a vu pour la première fois un mouvement
11:58des entreprises vers cette innovation de façon extrêmement forte, et on ne peut que
12:03vraiment se féliciter de cet élan, mais il y a encore à faire, puisqu'on vient de
12:09le voir, il y a effectivement l'investissement de la R&D, et puis de l'autre côté, je
12:13dirais que la recherche publique aussi a besoin de faire des efforts pour être vraiment au
12:18diapasant des temporalités de l'économie et des entreprises.
12:24On a l'impression qu'aujourd'hui il faut investir dans l'IA, investir dans l'IA,
12:27et si on n'y a pas, basta !
12:29Oui, mais après il faut...
12:31C'est un peu un piège ça ?
12:33Oui, ce n'est pas un piège, il faut d'un côté se dire que c'est une technologie clé,
12:38transformante, incontournable, dans laquelle il faut absolument être en compétition et
12:43se donner les moyens, c'est vraiment quelque chose d'assez important, et je pense que personne
12:46ne dirait le contraire.
12:47Par contre, on subit des effets de mode évidemment, tout le monde fait de l'IA aujourd'hui, depuis
12:53quelques années, il n'y a pas que l'IA, il y a des technologies autour du compte TIC,
12:57la cybersécurité, il n'y a pas d'IA sans la cybersécurité, et puis il y a d'autres
13:03technologies autour de l'énergie, le climat, la transition climatique, l'environnement,
13:08donc il y a bien d'autres technologies dans lesquelles il faut investir, et je dirais
13:11un mot sur cette vision, c'est qu'il faut faire des choix parce qu'on ne pourra pas
13:15être bon partout.
13:16Il ne faut pas trop se disperser ?
13:18Absolument, parce qu'il faut focaliser les moyens, on n'a pas des moyens extensibles
13:23donc à un moment donné, il faut du courage politique pour tracer une vision stratégique
13:28qui soit claire, pour dire l'Europe, la France, doit être excellente dans tel ou tel ou tel
13:33domaine et se donner les moyens, parce que saupoudré en général, on perd de l'argent
13:38et on n'avance pas.
13:39Quel domaine alors ?
13:40Je l'ai dit, l'IA, la cybersécurité, l'IA, l'informatique comptique, l'énergie, vous
13:48voyez bien le...
13:49Ça fait déjà beaucoup !
13:50Ça fait beaucoup, mais si vous regardez aujourd'hui où vont les financements publics et privés,
13:56ils vont à peu près partout.
13:57C'est beaucoup plus dispersé que ça ?
13:58Voilà, absolument.
13:59Évidemment, après on peut le comprendre, mais je pense qu'il y a aussi lieu de faire
14:05une stratégie à 4, 5 technologies clés dans lesquelles on doit être leader mondiaux.
14:10Un choix politique, mais c'est aussi un message que vous passez aux entreprises ça ?
14:15Les entreprises, en fait, leur stratégie, elle est définie par plein d'autres choses.
14:22Évidemment, il n'y a pas que la technologie.
14:24La technologie aujourd'hui est clé dans leur transformation, dans leur innovation, mais
14:30elles aussi, en fait, elles doivent aussi choisir les marchés.
14:34Vous parlez de la situation politique, je pense que ça va entraîner un certain nombre
14:41de choix, de territoires, d'expansion, de développement à l'international bien précis.
14:48Et donc, il faut combiner quelque part les stratégies nationales européennes sur ces
14:53clés technologiques pour pouvoir, derrière, avoir une stratégie économique, industrielle
14:59qui puisse bénéficier de cet élan de financement.
15:01Tout se tient ! Merci beaucoup d'être venu dans Smartech.
15:06Je rappelle que vous êtes à la tête des instituts Carnot, directeur aussi du CEA List.
15:10Alexandre Bourneau était notre grand invité aujourd'hui.
15:13Merci.