"Mon grand-père nourrissait sa famille avec 5 hectares et 5 vaches, moi, avec 100 hectares et beaucoup plus de production, je vais réussir à faire crever ma famille."
Malgré 70 h à 80 h passées chaque semaine sur sa ferme, Philippe Grégoire ne se paie même pas le SMIC. Il fait partie des 100 éleveurs que @ulyssethevenon a interviewé pour son enquête "Le sens du bétail". Il y décrit la grande détresse de la profession, tiraillée entre les cadences infernales de production, l'inflation et des prix de vente insuffisants.
Malgré 70 h à 80 h passées chaque semaine sur sa ferme, Philippe Grégoire ne se paie même pas le SMIC. Il fait partie des 100 éleveurs que @ulyssethevenon a interviewé pour son enquête "Le sens du bétail". Il y décrit la grande détresse de la profession, tiraillée entre les cadences infernales de production, l'inflation et des prix de vente insuffisants.
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00:00Je produis 20-30 fois plus que mon grand-père.
00:03Mon grand-père a élevé une famille de 5 enfants avec 5 hectares et 5 vaches.
00:07Mon père a élevé une famille de 5 enfants avec 40 hectares et 25 vaches laitières.
00:12Et moi, avec une centaine d'hectares et beaucoup plus de production,
00:15je vais réussir à faire crever ma famille.
00:19Je travaille à la ferme depuis l'âge de 14 ans.
00:21Quand je me suis installé en 88,
00:23la situation n'était pas comparable à celle d'aujourd'hui.
00:25L'agriculture a été mise en compétition au niveau mondial
00:29à travers la politique agricole commune déjà.
00:31Tous nos intervenants, que ce soit les assurances,
00:34nos partenaires en mécanique agricole,
00:37les phytos, les engrais de synthèse,
00:39les constructeurs de bâtiments,
00:41ils ont tous suivi l'inflation.
00:43Ils ont pris de 2 à 3% par an.
00:45Et nous, on est restés sur un prix mondialisé.
00:48C'est-à-dire que mon lait, à moi,
00:50on peut trouver le même en Pologne,
00:52on peut trouver le même en Chine, le même en Inde.
00:54Et les animaux, pareil.
00:55Les centrales d'achat de la grande distribution,
00:58ils se mettent sur Internet.
01:00Et puis moi, si je leur fais voir mes vaches ou mon taureau,
01:02je peux bien avoir un beau taureau,
01:04ils vont trouver le même taureau que Philippe Grégoire
01:06en Bulgarie, en Slovaquie, en Inde.
01:09Et puis à partir de là,
01:11on rentre dans du libre-échange.
01:13L'autre, il utilise des OGM, moi j'en n'utilise pas.
01:15Peu importe.
01:17C'est la compétition du tous contre tous
01:19à celui qui sera le moins cher.
01:21Salut Ulysse.
01:23La route était bonne.
01:25On va voir où se passe la traite des vaches,
01:27mais si tu ne vas pas voir les vaches à la traite,
01:29ce n'est pas l'heure.
01:31Je viens de sortir un livre enquête
01:33sur l'industrie de l'élevage.
01:35Et Philippe, ça a été un peu le lanceur d'alerte
01:37qui a déclenché mon enquête,
01:39qui m'a pris deux ans et demi.
01:41J'ai 250 témoins, dont une centaine d'éleveurs.
01:43C'était très compliqué de trouver des témoignages,
01:45des personnes qui osent parler en leur nom,
01:47d'autant plus.
01:49Parce que je me suis rendu compte que dans ce milieu,
01:51les gens sont terrorisés, ils sont menottés,
01:53parfois muselés, soit par leurs emprunts,
01:55soit par leurs acheteurs, les industriels,
01:57parfois même les coopératives agricoles
01:59qui sont censées les défendre.
02:01Là, derrière moi, on va rentrer, il y a mon tank à lait.
02:03Donc moi, je livre du lait.
02:05C'est tout simple.
02:07Celui qui ouvre sa gueule,
02:09le gars qui vient chercher le lait,
02:11il va dire, allô ?
02:13Tu as un petit problème, toi, avec la profession ?
02:15Il faut que tu saches qu'à la fin du mois,
02:17on arrête de te collecter.
02:19Au revoir, monsieur. Bonne journée.
02:21C'est tout. C'est tout simple.
02:23Poulet, canard, lapin.
02:25Et vous, ici, vous n'avez pas eu de problème, du coup ?
02:27Alors moi, non, parce que moi, je ne suis pas une coopérative.
02:29Je suis un GIO.
02:31C'est un groupement de producteurs.
02:33Donc moi, je n'ai pas affaire
02:35à un industriel.
02:37Si j'étais une coopérative, ou Lactalis,
02:39ou Terena, il y a longtemps que je ne livrerais plus de lait.
02:41Il n'aurait pas eu le temps de finir son livre
02:43qu'il n'y aurait plus de livraison.
02:49Voilà, c'est le fameux tank à lait.
02:51Donc c'est là qu'on stocke le lait.
02:53Le lait part tous les 2 jours ou tous les 3 jours.
02:55Combien, là-dedans ?
02:57Là, il est beaucoup trop grand.
02:59Moi, je l'avais quand j'étais en conventionnel.
03:01Moi, maintenant, je ne produis plus tout ça.
03:03Comme je me suis fait piéger en travaillant plus
03:05pour gagner moins,
03:07j'ai décidé de travailler moins pour gagner plus.
03:09Comme le compte qui n'y est pas,
03:11moi, j'ai compris que ce n'était pas le volume
03:13de production qui allait régler le problème.
03:15Le volume de production, ça enterre les paysans.
03:17Parce que ça nous endette.
03:21Donc la traite se passe ici.
03:23Les troupeaux, ils ont grossi.
03:25Comme on n'a pas de rentabilité,
03:27on s'est fait piéger, la plupart d'entre nous.
03:29On a monté en volume
03:31pour compenser par le volume.
03:33Un être humain ne peut pas suivre des centaines d'animaux
03:35à lui tout seul.
03:37Donc, en fait, l'agriculteur ne déclenche pas
03:39de maltraitance animale.
03:41La maltraitance animale
03:43vient par la quantité de travail.
03:45On est débordé par le travail
03:47parce qu'on a augmenté notre volume de production.
03:49Un chef d'entreprise,
03:51un maçon qui a beaucoup de travail,
03:53il embauche.
03:55Sauf que nous, on ne peut pas embaucher
03:57parce qu'on ne pourra pas rémunérer les salariés
03:59ou les associés.
04:01Moi, ce qui m'a intéressé quand j'ai commencé
04:03à parler avec des éleveurs comme toi,
04:05c'est qu'on pourrait s'attendre
04:07à ce que les éleveurs défendent leur filière.
04:09Et au contraire, toi, par exemple, tu la dénonces.
04:11Ces coopératives-là, au départ,
04:13elles fonctionnaient bien, plutôt bien même.
04:15Il y a quelques exemples de coopératives
04:17qui fonctionnent bien.
04:19Le Comté, le Maroilles...
04:21Il y en a qui fonctionnent, mais des petites.
04:23Et là, c'est devenu des multinationales
04:25oligopoles mondialisées
04:27qui sont sur plusieurs continents
04:29ou qui travaillent avec des plateformes
04:31sur plusieurs continents.
04:33Et à partir de là,
04:35l'associé coopérateur qui est dans sa ferme
04:37dans le Maine-et-Noire ou en Bretagne,
04:39c'est un numéro
04:41dans une industrie agroalimentaire
04:43qui fait plusieurs milliards d'euros
04:45de chiffre d'affaires.
04:47Et lui, là-dedans,
04:49le pouvoir de décision lui a échappé.
04:51Ce qui est intéressant avec Philippe,
04:53c'est qu'il a été super utile pour lancer des pistes
04:55et après, moi, mon travail de journaliste,
04:57c'était de vérifier.
04:59Donc, par exemple, j'ai analysé le montage financier
05:01d'une grande coopérative laitière
05:03et je me suis rendu compte, comme le disait Philippe,
05:05qu'il y avait des filiales à l'étranger.
05:07Je me souviens d'une filiale au Japon.
05:09Un certain nombre de ces filiales font des bénéfices
05:11et ces bénéfices,
05:13c'est-à-dire qu'ils remontent très bien
05:15le circuit de l'argent,
05:17ils restent bloqués dans une sorte de zone grise,
05:19dans une holding,
05:21et ça ne remonte pas nécessairement aux agriculteurs.
05:23Un producteur de lait en marge nette,
05:25ce qui lui revient net, son revenu,
05:27il reste 3-4 centimes du litre de lait.
05:29Quand on regarde les études,
05:31on voit que sur les dernières années,
05:33la part, la marge des industries a augmenté,
05:35la marge des distributeurs a explosé
05:37et la marge des producteurs
05:39a légèrement diminué.
05:41Donc il y a une injuste répartition
05:43des richesses.
05:49On est autour de 1 euro de salaire de moyenne
05:51pour moi et ma femme.
05:55Je suis allé voir tout type d'élevage,
05:57des élevages intensifs, des élevages bio.
05:59Il y a l'air d'avoir des problèmes de rémunération
06:01dans à peu près toutes les filières
06:03et tous les types d'élevage.
06:05J'ai rencontré énormément d'éleveurs
06:07qui me disent qu'ils se prélèvent tout simplement
06:09à 0 euro depuis plusieurs années.
06:11Certains sont contents
06:13quand ils atteignent 1200-1500 euros.
06:15Et dans de rares cas,
06:17j'ai quand même rencontré des éleveurs
06:19qui pouvaient toucher 2000-2500 euros.
06:21Mais c'était très rare,
06:23c'était l'exception.
06:25Dans l'élevage, il y a des investissements
06:27qui sont vraiment colossaux.
06:29Il faut acheter des bâtiments,
06:31des animaux, il faut se mettre aux normes régulièrement.
06:33Et puis,
06:35si tu as le moins de problèmes,
06:37ça peut arriver.
06:39Et ça peut te mettre dedans pour des années.
06:41Ce que j'ai fait là, je l'ai fait
06:43parce qu'il y avait mes parents avant,
06:45parce que j'ai été aidé par les parents,
06:47parce que ça s'est étalé sur du long terme.
06:49Mais le jeune qui va reprendre,
06:51comme la rentabilité s'est dégradée,
06:53il ne pourra pas rembourser.
06:55Je sais qu'il ne pourra pas rembourser.
06:57Pas avec de l'élevage.
06:59Parce que les agriculteurs ne sont plus capables
07:01de racheter le foncier.
07:03On n'est même plus capable de remonter
07:05la ligne.
07:07On n'arrive plus à rembourser les tracteurs.
07:09Et on ne sait pas, par exemple,
07:11combien de fermes tiennent
07:13parce qu'on vit sur le salaire de sa femme,
07:15parce qu'on fait travailler ses parents retraités
07:17gratuitement. Il y a tout un tas de données
07:19socio-économiques qui ne sont pas prises en compte,
07:21qui ne sont pas mesurées.
07:23Et ça empêche de connaître la réalité des exploitations.
07:25C'est faussé en permanence parce que les agriculteurs
07:27ont de l'orgueil et de la fierté,
07:29ce qui peut se comprendre.
07:31Dans un caddie de 100 euros,
07:33la première agricole, c'est 6,50 euros.
07:35Avec 6,50 euros,
07:37on ne peut pas demander des efforts aux agriculteurs.
07:39On ne va pas aller vers le zéro carbone.
07:41On est au bout du bout.
07:43Le modèle est au bout du système.