"Ils sacrifient l'expérience pour dire qu'ils étaient là."
BRUT PHILO. Filmer un concert ou un exploit sportif plutôt que de le vivre pleinement, qu'est-ce que ça dit de nous ? Petites réflexions philosophiques par Raphaël Enthoven.
BRUT PHILO. Filmer un concert ou un exploit sportif plutôt que de le vivre pleinement, qu'est-ce que ça dit de nous ? Petites réflexions philosophiques par Raphaël Enthoven.
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00:00J'ai vous demandé de prendre cet iPad à vos côtés et de regarder la première photo.
00:07Lebron James.
00:08Ce qui est extraordinaire avec cette photo, c'est qu'on voit des milliers de gens qui,
00:12au lieu de regarder le spectacle, le filment.
00:14Pourquoi le filment-ils ? C'est un moment extraordinaire, c'est un moment unique puisque
00:18c'est le moment où il va devenir le plus grand marqueur de la NBA.
00:21C'est un moment historique qu'on se prive de vivre tout au désir que nous sommes de
00:27l'avoir vécu.
00:28Les gens qui filment ce moment, ils sacrifient l'expérience qu'ils pourraient faire de ce
00:34moment historique à la possibilité de dire qu'ils étaient là.
00:38Il y a deux enjeux dans cette histoire.
00:39Il y a mettre le monde à distance en le filmant, c'est-à-dire se tenir loin de lui.
00:45Et il y a aussi confier à des objets le soin de s'en souvenir à ma place.
00:50C'est aussi la raison pour laquelle on filme.
00:52C'est-à-dire qu'on filme les choses pour être certain non pas de ne pas les oublier,
00:56mais pour être certain de pouvoir les oublier puisqu'elles seront quelque part.
01:00Le résultat, c'est un déni du présent.
01:03Parce que l'intention, c'est de garder cet événement dans le passé, dans la mémoire,
01:09de le filmer pour cette raison-là, et dans le même temps, de le voir via son téléphone
01:15et donc de le mettre à distance.
01:17Ils sont privés de vivre la chose par le goût de s'en souvenir.
01:22Sur cette photo, on aperçoit une personne qui ne filme pas la scène, Phil Knight,
01:27le fondateur de Nike, qui a un certain âge.
01:30Qu'est-ce que ça veut dire justement le fait que lui ne filme pas cette scène
01:34avec un téléphone portable pour vous ?
01:36Il y a deux façons de le regarder, celui-là.
01:38Soit on se dit c'est un homme démodé, hors du coup, loin de tout, c'est un vieillard
01:43qui ne sait même pas qu'on peut filmer ces choses-là,
01:45qui ne profite pas de la possibilité de filmer et d'immortaliser ce moment-là.
01:49Donc soit on le regarde comme ça, soit on le regarde comme le seul homme âgé
01:53au milieu d'un troupeau de spectateurs ivres qui sont convaincus de vivre la chose
01:58alors qu'ils ont interposé leur téléphone portable entre eux-mêmes et le spectacle.
02:02Il y a vraiment deux façons de le regarder.
02:04Et ces deux façons de le regarder correspondent, je crois, à l'ambivalence
02:07de celui qu'on a appelé l'homme démodé.
02:09Qu'est-ce que c'est un homme démodé ?
02:10C'est quelqu'un qui, par ses comportements, par ses attachements, par ses goûts,
02:14par son obstination ou par son mauvais caractère peut-être parfois,
02:17refuse de céder au mode du présent.
02:20Mais celui à qui on reproche d'être dépassé, c'est aussi celui qui,
02:23dans la conscience collective, se voit parfois doté, nanti d'un savoir particulier,
02:29d'une façon de voir qui n'a pas encore été altérée par ces outils modernes
02:33et qui donc parfois peut avoir la bonne idée.
02:35Alors, on l'a vu avec ce match de basket, on le voit souvent lors des concerts.
02:39Aujourd'hui, beaucoup de gens filment les choses plutôt que de les vivre complètement.
02:43Mais en parallèle, il y a des pratiques comme la méditation, la sophrologie, le yoga
02:48qui connaissent un vrai succès alors qu'elles consistent justement
02:51à être connectées à soi-même dans le moment présent.
02:54Qu'est-ce que ça dit de notre époque ?
02:55La coexistence entre des individus qui filment un basketeur
02:59et un nombre conséquent d'individus qui, justement,
03:02se lancent dans la sophrologie, dans la méditation.
03:04Et adorent qu'on les prenne en photo tandis qu'ils se livrent à des exercices de sophrologie,
03:08montrant par là même qu'ils sont loin d'avoir guéri du mal dont ils veulent sortir.
03:13Quiconque a l'habitude, avec son téléphone portable, de mettre le réel à distance
03:17peut tout à fait être celui qui, de temps en temps, pose son portable,
03:20l'éteint ou le met sur mode avion
03:23pour soudain renouer avec la vie vraiment vécue dans des exercices
03:27dont c'est l'unique raison d'être.
03:29Dans le cas des images, dans le cas des selfies,
03:33dans le cas de l'utilisation que nous faisons de nos smartphones,
03:37la philosophie permet de comprendre que le sens de la vue,
03:41c'est celui qui suppose d'être à distance et qui donc nous éloigne du monde,
03:46tout en nous donnant la capacité de le regarder dans son ensemble.
03:50Et qu'en somme, un appareil photo ou un smartphone ne fonctionne pas autrement.
03:55Il nous donne le sentiment de capturer quelque chose
03:57alors que c'est précisément le moment où on ne la touche pas.
04:01Montaigne, dans les Essais, à la toute fin des Essais, le dernier chapitre,
04:05résume en une formule toute la sagesse dont il est capable.
04:08C'est l'homme le plus sage de tous les temps, Montaigne.
04:11Eh bien, toute sa sagesse tient en deux tautologies.
04:13Quand je danse, je danse et quand je dors, je dors.
04:17Autrement dit, je suis tout à moi-même quand j'agis.
04:21Et c'est exactement ce qu'on ne fait pas
04:24quand, alors qu'on va voir un match de basket,
04:26on préfère filmer le panier plutôt que le regarder et l'applaudir.
04:29Il est plus difficile dans la vie de vivre les choses
04:32que de se filmer en train de les vivre.
04:35La vraie difficulté dans la vie,
04:37c'est l'étonnante simplicité qu'il faut avoir
04:41pour vivre ce qu'on vit, pour danser quand on danse,
04:44pour dormir quand on dort, pour réfléchir quand on pense, etc.
04:49C'est-à-dire pour être le contemporain de soi-même.
04:51Et le grand paradoxe, c'est que pour être le contemporain de soi-même,
04:57il ne faut pas se regarder soi-même.
04:59Si vous vous regardez faire,
05:01si vous vous demandez ce que vous êtes en train de faire,
05:03vous perdez la main sur ce que vous faites.
05:05En fait, l'expression clé pour qualifier celui qui est capable
05:09de ne pas se regarder faire au moment où il fait,
05:13c'est la naissance de soi.
05:16C'est le contraire de la conscience de soi.
05:19La conscience de soi, c'est le pianiste qui se dit
05:21« qu'est-ce que je suis en train de faire là ? »
05:23C'est le virtuose qui, du coup, fait une fausse note parce qu'il se regarde.
05:26C'est le funambule qui tombe parce qu'il se demande
05:27ce qu'il est en train de faire sur son fil entre deux immeubles.
05:31La conscience de soi, c'est l'érection qui disparaît
05:34parce qu'on se demande si elle va tenir.
05:36Tout ce qui est de l'ordre de la conscience de soi
05:40est un handicap à l'action.
05:42Alors que ce que saint Augustin appelle,
05:44et Vladimir Jankélévitch après lui,
05:47la naissance de soi, c'est-à-dire l'oubli du moi dans l'action,
05:51c'est aussi ce qui nous permet d'agir.
05:54La naissance de soi, c'est le fait de ne pas se regarder faire.
05:57C'est le fait d'être tout entier à ce que nous faisons
06:01plutôt qu'à la personne de celui qui fait.