C'est un des éléments les plus emblématiques de la Première Guerre mondiale. Les tranchées, creusées dès les premiers mois du conflit, ont abrité les combattants pendant près de quatre ans. Des Vosges à la mer, elles s'étendaient sur 700 km. Pourquoi ce système de défense, vieux comme la guerre, a-t-il pris, lors du premier conflit mondial, des proportions gigantesques. Comment était-il organisé ? Et comment les soldats ont-ils tenu dans la boue, le froid, avec parfois la faim au ventre et la menace perpétuelle d'une attaque ennemie ? Questions auxquelles nous allons répondre en compagnie de notre invité François Cochet, professeur émérite de l’université de Lorraine et spécialiste de l’expérience combattante (XIXème – XXIème siècles).
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00:00 [Générique]
00:20 Bonjour à tous.
00:22 C'est un des éléments les plus emblématiques de la Première Guerre mondiale.
00:26 Les tranchées creusées dès les premiers mois du conflit ont abrité les combattants pendant près de 4 ans.
00:32 Des vauges à la mer, elles s'étendaient sur 700 km.
00:36 Pourquoi ce système de défense, vieux comme la guerre, a-t-il pris, lors du premier conflit mondial,
00:40 des proportions gigantesques ?
00:42 Comment était-il organisé ?
00:44 Et comment les soldats ont-ils tenu dans la boue le froid,
00:47 avec parfois la faim au ventre et la menace perpétuelle d'une attaque ennemie ?
00:51 Question auxquelles nous allons répondre en compagnie de notre invité,
00:55 François Cochet, professeur émérite de l'Université de Lorraine
00:59 et spécialiste de l'expérience combattante pour la période contemporaine du XIXe à nos jours.
01:06 François Cochet, bonjour.
01:07 Bonjour.
01:07 Comme je le disais, vous êtes historien, professeur agrégé,
01:10 aujourd'hui professeur émérite de l'Université de Lorraine-Metz
01:14 et vous êtes un spécialiste de l'expérience combattante et de la mémoire des guerres.
01:18 Vous êtes l'auteur de très nombreuses publications
01:20 et notamment sur le sujet qui va nous intéresser aujourd'hui,
01:22 je peux citer "Une histoire de l'armée française 1914-1918"
01:27 écrit avec Rémi Porte et paru chez Taillandier en 2017,
01:30 "1914-1918 fin d'amende début d'un siècle" chez Perrin en 2014
01:36 puis reparu chez Tempus en 2017,
01:39 ainsi qu'un "Dictionnaire de la grande guerre" toujours avec Rémi Porte,
01:43 chez Robert Laffont, réédité en 2013 dans la collection "Bouquins".
01:47 Mais vous êtes également président du conseil scientifique du Mémorial de Verdun
01:52 et président de l'université d'été du musée de la grande guerre de Meaux.
01:56 Et justement, dans ce musée, vous avez dirigé l'année dernière
02:00 une très belle exposition consacrée aux tranchées, nous y venons enfin.
02:05 Donc ces fameuses tranchées, je disais, sont indissociables de la guerre,
02:09 dans notre esprit, de la grande guerre,
02:11 mais en réalité, vous allez nous expliquer, elles sont vieilles comme la guerre, ces tranchées.
02:15 – Elles sont vieilles comme la guerre, oui, effectivement,
02:17 la polyhyrstétique médiévale et antique le montre,
02:21 c'est-à-dire que pour s'emparer d'une ville au Moyen-Âge ou dans l'Antiquité,
02:25 la technique favorite consistait à creuser des tranchées
02:29 de plus en plus proches des murailles
02:32 et ensuite à creuser sous la muraille pour les faire s'effondrer.
02:36 Donc il y a une préhistoire de la tranchée,
02:39 il y a une proto-histoire aussi de la tranchée de guerre,
02:42 notamment au 17ème, 18ème, 19ème siècle,
02:46 puisqu'on constate qu'à partir de l'invention de la poudre et des armes à feu,
02:53 le réflexe pour s'emparer encore d'une ville notamment,
02:56 va consister à creuser des tranchées pour se protéger du feu ennemi.
03:02 C'est déjà le cas dans le siège d'Arras au 17ème siècle,
03:06 aussi illustre d'Artagnan,
03:08 et ça va être encore plus le cas dans les conflits du second 19ème siècle,
03:14 où là la puissance de feu des armes réglementaires,
03:17 fusils mais aussi artillerie, a décuplé pratiquement,
03:21 et où donc la tranchée va être un réflexe,
03:25 va consister à être un réflexe de survie en quelque sorte,
03:28 face à la puissance de feu ennemi.
03:30 – C'est-à-dire qu'on n'est plus dans une tranchée utilitaire pour le siège,
03:33 mais vraiment…
03:33 – On est dans une tranchée défensive.
03:34 – Défensive sur le champ de bataille.
03:35 – Sur le champ de bataille directement.
03:37 Alors il y a des exemples fameux,
03:40 notamment déjà pendant la guerre de Crimée,
03:42 en 1852-54,
03:44 mais plus encore pendant la guerre civile états-unienne,
03:47 entre les nordistes et les sudistes,
03:49 où on commence à voir se mettre en place un binôme
03:54 que l'on va retrouver complètement dans la grande guerre,
03:56 à savoir la tranchée mais aussi la mitrailleuse,
03:59 les premiers exemplaires de mitrailleuse,
04:01 qui vont être capables d'arrêter une charge ennemie
04:05 en quelques rafales de tirs croisés.
04:07 On a l'exemple de la bataille de Cold Harbor,
04:09 où les nordistes sont laminés en quelques minutes
04:13 par les sudistes qui sont protégés dans des tranchées.
04:17 On a aussi de très beaux exemples d'utilisation de tranchées,
04:21 pendant la guerre franco-prussienne de 1870 jusqu'à février 1711,
04:26 où notamment pendant la bataille de Gravelotte-Saint-Privat,
04:30 vous avez une unité française protégée dans une tranchée
04:33 qui va effectivement détruire une partie de la garde impériale allemande,
04:38 qui elle, monte à l'assaut.
04:40 Les exemples ensuite les plus fameux de l'utilisation proto-historique,
04:46 je dirais, de la tranchée avant la grande guerre,
04:49 c'est aussi bien entendu la guerre russo-japonaise de 1904-1905.
04:53 À Port Arthur, vous avez effectivement tout le système défensif
04:56 que l'on va trouver pendant la grande guerre,
04:59 à ceci près que c'est sur un front limité de quelques kilomètres linéaires,
05:04 alors que dans la grande guerre, ce sera un front continu
05:06 de pratiquement 750 kilomètres.
05:09 Mais vous avez déjà un trinôme cette fois,
05:11 qui est en place à Port Arthur,
05:13 ou dans d'autres combats de la guerre russo-japonaise,
05:16 la tranchée, mais aussi maintenant le barbelé,
05:20 positionné en avant de ses propres tranchées
05:23 pour empêcher le fantasme adverse de monter à l'assaut,
05:27 et puis bien entendu le feu de mitrailleuse,
05:29 les feux de mitrailleuse croisés,
05:31 qui peuvent encore une fois détruire en quelques minutes des bataillons entiers.
05:36 Dernier exemple, avant la grande guerre,
05:38 ce sont les guerres balkaniques de 1912-1913,
05:41 où effectivement, là, vous avez encore une fois ce trinôme qui est en place.
05:45 Donc il y a un avant-grande guerre,
05:49 la nouveauté vraiment de la grande guerre,
05:51 c'est que c'est la distance
05:55 que permet être occupée par ces tranchées,
05:57 puisque sur le front occidental,
06:00 vous avez un système, ce que j'appelle le système tranché,
06:02 on va voir pourquoi, de plus en plus complexe,
06:05 qui s'installe des Vosges à la mer du Nord,
06:08 continûment, qu'on ne retrouve pas sur le front oriental,
06:13 où la densité de feu étant moindre
06:15 et les espaces à couvrir étant beaucoup plus vastes,
06:18 on n'a pas un système tranché aussi développé.
06:22 Vous avez donc l'ampleur du phénomène,
06:26 qui est une nouveauté absolue,
06:28 et vous avez une véritable guerre de sièges en plein air,
06:31 c'est-à-dire que ce sont la reprise de techniques quasiment médiévales,
06:35 mais adaptées à l'armurerie du début du XXe siècle,
06:41 et notamment la puissance de feu de l'artillerie.
06:43 C'est aussi d'ailleurs pour ça que ce système tranché va s'installer,
06:47 c'est parce que sur le front occidental,
06:49 qui se bat en fait ?
06:51 Les puissances de la révolution industrielle.
06:55 La France, l'Allemagne, l'Angleterre,
06:57 même la Russie a connu une mutation industrielle,
07:00 et vous avez en quelque sorte un équilibre de puissance,
07:03 de puissance de feu notamment.
07:05 On peut dire que le 75 français est certes meilleur que le 77 allemand,
07:09 mais le 77 allemand fait à peu près le même type de dégâts,
07:13 et les artilleries lourdes aussi.
07:15 Donc face à une sphère technique qui s'équilibre,
07:17 avec des artilleries et des puissances de feu d'infanterie
07:20 qui s'équilibrent également,
07:22 le réflexe très naturel dès les premiers combats,
07:24 dès les premiers combats, c'est de creuser.
07:26 C'est de creuser le sol, d'abord par des trous individuels,
07:29 puis ensuite des trous qui se relient entre eux.
07:32 – Vous parlez de réflexe, excusez-moi,
07:33 mais le réflexe peut être de creuser, je ne sais pas.
07:35 – Absolument, pour se protéger.
07:36 – Pour se protéger, mais les tranchées sont également prévues
07:40 dans le règlement militaire.
07:41 – Tout à fait, elles sont prévues aussi bien en France
07:44 qu'en Angleterre ou qu'en Allemagne,
07:46 mais avec des convictions qui sont quand même un peu différentes.
07:51 Les observateurs militaires, qu'ils soient allemands ou français par exemple,
07:55 ont observé justement fort pertinemment la guerre russo-japonaise de 1904-1905.
08:02 Ils ont vu ce trinôme infernal tranché, barbelé et mitrailleuse.
08:09 Mais ce qui est intéressant, culturellement notamment,
08:12 c'est qu'ils n'ont pas tiré du tout les mêmes conclusions.
08:15 Pour les allemands, ils ont tiré la conclusion
08:19 qu'il fallait apprendre le plus rapidement possible aux simples soldats
08:24 à creuser effectivement des éléments défensifs de campagne,
08:28 c'est-à-dire la tranchée, pour se protéger.
08:31 Pour protéger du feu adverse.
08:34 Les français n'ont pas tiré la même conclusion du tout.
08:37 Il faut se souvenir qu'à partir de la guerre russo-japonaise
08:41 et encore dans les années 1910-1913, règne en maîtresse quasi absolue,
08:46 il y a quelques contestateurs de cette doctrine,
08:50 mais c'est ce qu'on appelle la doctrine de la volonté.
08:55 Contraduit fort médiocrement par la notion d'offensive à outrance.
09:01 Ce n'est pas l'offensive à outrance qui est prônée
09:04 par les jeunes turcs de l'école de guerre,
09:08 c'est la question de l'école de la volonté.
09:11 C'est-à-dire qu'on tire de la puissance de feu observée en 1904-1905,
09:16 on en tire la conclusion que des soldats bien entraînés
09:20 peuvent aller au-delà du feu meurtrier.
09:23 Qu'avec la mise en place d'une volonté sans faille,
09:27 une volonté de faire, la volonté l'emporte en quelque sorte,
09:30 sur la puissance de feu.
09:32 Donc, ça ne paraît pas très réaliste...
09:34 Point n'est besoin de trancher dans ce cas-là,
09:37 puisque c'est la notion de bon en avant successif.
09:40 Il est besoin de trancher, mais pas d'une manière aussi complète,
09:44 complexe que dans la pensée allemande.
09:47 Ceci dit, quand vous prenez les manuels notamment d'officier du génie,
09:52 les manuels d'emploi d'officier du génie français de 1913,
09:56 tout est prévu pour creuser des tranchées.
09:59 – Oui c'est ça, est-ce qu'il y a des schémas de prévue ?
10:01 – Ah, il y a des schémas très précis.
10:04 Combien de temps faut-il à un soldat équipé de son outil portatif
10:08 pour creuser une tranchée pour tireur à genoux,
10:13 pour tireur debout, etc.
10:15 Tout est prévu.
10:16 Mais, il n'empêche qu'à la différence de la pensée allemande,
10:22 il y a effectivement une sorte de conviction
10:26 que la volonté peut passer outre à la puissance de feu.
10:30 Alors, quelques-uns contestent cette vision,
10:35 Lorzac est un de ceux-là,
10:38 Pétain aussi dans ses cours d'infanterie à l'école de guerre,
10:42 mais plus modestement qu'on ne le dit.
10:45 Il ne remet pas en question, si vous voulez,
10:47 cette notion du bon en avant de la volonté.
10:52 – Alors, quelle est cette tranchée type ?
10:54 Vous avez parlé de tireur à genoux, tireur debout, du parapet.
10:57 Est-ce que ça prévoit également la tranchée lieu de vie ?
11:00 – Alors, non.
11:01 – On y reviendra après.
11:03 – Dans un premier temps, ce qu'on appelle la fortification de campagne,
11:07 en langage militaire officiel, est un lieu de combat.
11:11 C'est au fur et à mesure que la guerre s'installe, qu'elle dure,
11:15 que ce que j'appelle le système tranché va se complexifier.
11:18 Avec des tranchées de première ligne, des tranchées de deuxième ligne,
11:22 des tranchées de troisième ligne, parfois des tranchées de quatrième,
11:25 voire de cinquième ligne, le tout relié par des boyaux.
11:29 C'est-à-dire, le boyau, c'est un élément creusé dans le sol,
11:33 mais qui n'est pas destiné à la défense ou au combat,
11:36 qui est destiné à relier, à monter aux premières lignes
11:40 via les deuxième ou troisième ligne.
11:41 – Le boyau en zigzag ?
11:42 – Absolument.
11:43 Pourquoi le zigzag ?
11:44 Parce qu'il s'agit d'empêcher des tirs d'enfilade,
11:47 il s'agit d'empêcher le plus possible également l'action des éclats d'obus.
11:53 Parce qu'on sait que durant la Grande Guerre,
11:55 c'est la grosse différence avec la guerre de 1970.
11:58 Alors qu'en 1970, vous aviez à peu près 65% des tués qui l'étaient par balles,
12:05 dans la Grande Guerre, c'est 75% des tués qui le sont par éclats d'obus.
12:09 Donc c'est bien le règne, si vous voulez, de l'artillerie à tout crin.
12:14 – Alors après ces tranchées spontanées, si je puis dire, des premières semaines,
12:19 à quel moment, en 1914, est donné l'ordre de creuser ?
12:22 – Alors, les ordres sont immédiats.
12:25 Pendant la première bataille de la Marne autour de Meaux,
12:29 déjà il y a des tranchées de creusés.
12:32 Fin août, début septembre, il y a déjà des tranchées.
12:35 Maurice Genovois décrit très bien les tranchées qu'il fait creuser à sa section
12:41 à la fin du mois de septembre 1914.
12:44 Donc si vous voulez, dès les débuts de la guerre,
12:46 il y a effectivement présence physique des tranchées, simples dans un premier temps,
12:53 c'est-à-dire des tranchées qui consistent à se battre sur la première ligne,
12:57 sur la zone de contact avec l'ennemi, et au fur et à mesure que le front se fige,
13:03 et le front se fige surtout après l'échec de ce qu'on appelle la course à la mer,
13:08 au mois d'octobre 1914, où là le front est, comme je l'ai dit déjà,
13:12 verrouillé littéralement des Vosges à la mer du Nord,
13:15 et où il n'y a plus aucune possibilité tactique,
13:19 ni aucune possibilité stratégique puisque c'est un système étanche.
13:23 Le système tranché, c'est un système qui est totalement verrouillé.
13:26 – Alors ma question c'est, qui creuse ?
13:29 – Tout le monde !
13:30 – N'importe qui fait un peu de jardinage sait combien c'est difficile de creuser
13:32 ne serait-ce que 40 centimètres avec des racines et des cailloux.
13:36 Tout le monde creuse.
13:38 – Oui, tout le monde creuse.
13:41 L'outillage portatif, réglementaire, prévoit déjà une pelle portative
13:46 et des pioches portatives portées directement sur le sac à dos.
13:50 C'est vrai aussi bien en Allemagne qu'en France.
13:53 Mais rapidement on distribue des outils collectifs,
13:56 des pelles, des pioches, etc. mais de taille plus conséquente.
14:03 Donc effectivement, le réflexe va consister à prévoir un système
14:11 qui soit de plus en plus complexe puisque dans un premier temps,
14:14 comme je l'ai dit, on se défend sur la première ligne
14:17 mais rapidement on va comprendre, alors ça dépend bien entendu du terrain
14:21 et de la distance qui sépare les ennemis,
14:24 mais on va comprendre que la première ligne attire les obus de l'adversaire
14:30 et donc qu'on a intérêt à dégarnir le plus possible
14:33 la première ligne pour se défendre en profondeur,
14:36 pour se défendre sur les deuxième voire troisième ligne.
14:40 Ce sera officialisé comme système de défense seulement en décembre 1917
14:44 par les Français mais c'est déjà réalité bien avant.
14:48 – Et est-ce qu'on a des moyens mécaniques également pour creuser ?
14:50 – Il y a des moyens mécaniques mais pas sur les premières lignes.
14:52 Bien entendu, c'est bien trop risqué.
14:55 Il y a des pelleteuses spécialisées sur les arrières-fronts
15:00 qui vont creuser effectivement facilement, qui vont excaver facilement des tranchées
15:06 mais sur les premières lignes, au contact avec l'ennemi,
15:09 tout cela se fait à la main.
15:11 Et il faut penser que l'essentiel du creusement se fait de nuit
15:15 parce que la nuit c'est le moment le plus propice à creuser ces tranchées
15:21 dans la mesure où la journée, les soldats défendent les tranchées.
15:26 Et la nuit on fait remonter de l'arrière-front des soldats,
15:31 des fantassins par exemple, pour les faire creuser des tranchées
15:35 sur les premières lignes et puis on envoie aussi des sapeurs du génie
15:39 dont c'est aussi la tâche de creuser.
15:42 – Alors une fois ce système de tranchées installé,
15:45 donc dès les premières semaines de 1914,
15:48 quelle est la conséquence sur le conflit ?
15:51 – Alors la conséquence est immédiate et elle est, si je puis dire, colossale.
15:55 Puisque comme je l'ai suggéré, il n'y a plus la moindre possibilité de mouvement,
16:02 autre que le mouvement frontal.
16:05 C'est-à-dire qu'il n'est plus question de tourner l'adversaire.
16:08 C'est ce que l'on a essayé, c'est ce que les Allemands essayent
16:11 avec le plan Schlieffen de l'août 1914,
16:14 ça a failli réussir mais ça n'a pas réussi.
16:16 C'est ensuite ce que les Alliés essaient de faire dans la course à la mer.
16:20 Et puis une fois que le front est verrouillé,
16:23 que peut-on faire ?
16:24 Que peut-on faire puisqu'on ne peut pas surprendre l'ennemi ?
16:29 Et là encore, il faut se référer à la sphère technique de l'époque
16:34 parce que, souvenons-nous qu'en 1914, début de guerre,
16:38 la verticalité du combat n'existe quasiment pas.
16:41 C'est-à-dire l'aviation a un rôle seulement d'observation.
16:45 C'est seulement à partir de 1915
16:47 qu'on voit des unités spécialisées dans la chasse,
16:50 dans le bombardement, etc.
16:51 Et c'est seulement en 1918
16:53 que l'aviation acquiert un rôle d'appui au sol
16:57 qui va être fondamental à la fin de la Grande Guerre
17:00 mais aussi, bien entendu, dans la Deuxième Guerre.
17:02 Mais ça veut dire quoi ?
17:03 Ça veut dire que l'aviation, en étant à ses balbutiements,
17:06 si vous voulez, en 1914,
17:08 elle ne peut pas s'opposer au creusement de ses tranchées.
17:13 Donc, pas de verticalité,
17:16 plus la moindre possibilité de tourner l'adversaire.
17:19 Que restait-il aux stratèges de part et d'autre ?
17:22 L'assaut frontal.
17:23 Il n'y a que ça qui peut jouer.
17:26 Et l'assaut frontal, ça veut dire quoi ?
17:29 Ça veut dire le développement d'une artillerie de plus en plus lourde.
17:33 Parce que seule une artillerie de plus en plus lourde
17:37 est capable de venir à bon,
17:39 non seulement des tranchées de l'ennemi,
17:41 mais surtout des barbelés de l'adversaire.
17:44 Puisque lorsque vous faites monter une troupe à l'assaut,
17:48 dans le no-man's land, la partie n'est déjà pas facile
17:51 puisque le no-man's land est perturbé par un grand nombre de trous d'obus, etc.
17:56 qui peuvent servir aussi à se dissimuler, d'accord.
17:58 Mais lorsque vous tombez sur les tranchées de l'adversaire,
18:01 eh bien, il y a 40, 50, 100 mètres de barbelés à traverser.
18:06 Comment on fait ?
18:06 C'est-à-dire pour traverser leur propre barbelé ?
18:08 Alors, pour traverser leur propre barbelé,
18:10 à la veille d'un assaut ou quelques heures avant un assaut,
18:13 le génie ouvre des voies dans le réseau de barbelés amis.
18:20 Mais c'est terrible aussi parce que sa forme n'est dégoulée,
18:24 et bien entendu, ça concentre les hommes
18:26 et ça peut aussi concentrer les pertes, bien entendu.
18:29 Mais comment venir à bout du réseau de barbelés ennemis ?
18:32 L'artillerie.
18:34 L'artillerie, sachant qu'il y a des essais de fait à la 4e armée,
18:38 donc à l'armée de Champagne en 1915,
18:41 qui montre que pour ouvrir une dizaine de mètres de barbelés,
18:45 il faut au moins une centaine d'obus de 75.
18:47 Donc vous allez avoir une montée en puissance de l'artillerie
18:51 qui sert d'abord et avant tout à ouvrir le réseau de barbelés ennemis.
18:56 Et puis, bien entendu, à s'en prendre au tranché de l'adversaire,
19:00 mais pas seulement les premières lignes, les deuxièmes, les troisièmes.
19:03 C'est-à-dire qu'on a une artillerie de plus en plus à longue portée
19:07 qui se développe dans la Grande Guerre.
19:10 Et puis on a aussi tactiquement des armes qui n'existaient pas
19:15 ou qui avaient existé au 19e siècle et qu'on redécouvre,
19:19 qui sont les mines de verser côté allemand,
19:21 qui sont les "krapouillots" côté français,
19:23 à savoir des armes à tir courbe,
19:25 qui permettent de prendre à partie la tranchée ennemie.
19:29 Ce que ne peut pas faire le canon de 1975,
19:32 qui est une excellente arme, mais qui a un tir très tendu.
19:35 Donc effectivement, ça change radicalement le visage de la guerre.
19:39 On n'avait jamais connu sur autant de kilomètres
19:44 un tel verrouillage, si je puis dire, du front.
19:48 – Alors les Allemands également creusent
19:51 et on a souvent glosé d'ailleurs sur les tranchées allemandes
19:53 qui étaient soi-disant mieux équipées que les françaises, mieux faites.
19:57 Qu'en est-il réellement ?
19:58 Est-ce qu'il y a vraiment des grosses différences entre les deux tranchées ?
20:01 Je sais qu'au musée de Meaux, on présente deux tranchées,
20:03 une tranchée allemande et une tranchée française.
20:04 – Alors il y a des différences, mais qui ne sont pas forcément,
20:07 là où on le croit, qui ne sont pas dans les stéréotypes, je dirais,
20:11 sur les français pas très organisés et les Allemands hyper organisés.
20:16 Là, pour le coup, on est dans l'image d'Epinal.
20:18 En revanche, ce qui est exact,
20:21 c'est que les deux armées ont une conception différente du front occidental.
20:28 Les Allemands ont décidé, fin 14,
20:34 qu'ils n'attaqueraient pas sur le front occidental.
20:37 Ils vont le faire en février 1916 à Verdun,
20:40 mais ailleurs, partout ailleurs, et jusqu'à mars 1918, ils n'attaquent pas.
20:44 Ils sont en position défensive.
20:47 Donc, ils vont s'installer, et ils vont s'installer pour longtemps.
20:51 Donc, ils vont creuser davantage.
20:54 Au nom aussi du vieux dicton militaire, la sueur épargne le sang.
20:59 C'est-à-dire que protéger ses soldats,
21:01 c'est effectivement les épargner en termes de vie humaine.
21:07 Et alors, c'est vrai, du coup, que s'installant en défensive,
21:11 c'est variable selon les terrains,
21:13 selon la difficulté pour creuser, etc.
21:16 Mais on a effectivement, dans la Somme notamment,
21:19 des ouvrages bétonnés assez profonds
21:21 qui peuvent comprendre deux étages, par exemple,
21:24 les fameux Stollen,
21:25 qui peuvent abriter jusqu'à une compagnie complète.
21:29 On va trouver ça aussi sur le chemin des Dames,
21:32 des ouvrages bétonnés.
21:34 Et ça fera le malheur des Français en avril 1917,
21:37 puisque malgré le bombardement français
21:40 qui précède l'assaut du 16 avril,
21:42 eh bien, les Allemands sont protégés dans le désabri souterrain
21:47 et ressortent à l'air libre quand les troupes françaises montent à l'assaut.
21:52 On va trouver ça aussi sur les monts de Champagne,
21:54 à la même époque, en avril 1917.
21:57 Mais les Français, eux, ont une conception un peu différente,
22:01 puisque, n'oublions pas que vous avez 10 départements français qui sont occupés.
22:06 Donc une grande partie du sol national est occupée.
22:09 Et donc politiquement, aussi bien que militairement,
22:13 – On ne peut pas s'enterrer.
22:14 – On ne peut pas s'enterrer, puisqu'il s'agit de reconquérir
22:17 le plus rapidement possible le sol français.
22:19 C'est tout le sens des offensives de 1915 lancées par Joffre,
22:27 qui va appeler ça les grignotages,
22:30 des grignotages très coûteux en vies humaines,
22:33 pour rectifier quelques centaines de mètres de front, souvent.
22:37 Et puis il y aura des tentatives de percées,
22:39 les grandes percées d'Artois de février-mars 1915,
22:43 et de Champagne, de mars aussi 1915,
22:46 puis surtout les grandes offensives d'Artois et de Champagne à chaque fois,
22:50 de septembre 1915.
22:52 On sait aujourd'hui que, contrairement à la légende
22:55 disant que c'est le 22 août 1914
22:58 qui a été la journée la plus meurtrière de toute l'histoire de l'armée française,
23:02 on sait par le site Mémoire des Hommes aujourd'hui
23:04 que c'est le 25 septembre 1915.
23:06 Parce que là, on lance les fantassins français à l'assaut.
23:12 Les premières lignes allemandes ont été effectivement prises à partie
23:16 par une artillerie lourde qui a bombardé pendant 8 jours.
23:20 Donc vous voyez, l'effet de surprise n'existe plus.
23:23 Et les français s'emparent effectivement de la première ligne,
23:28 se disent qu'ils ont percé.
23:31 Des communiqués de victoire remontent même jusqu'à Chantilly,
23:35 jusqu'au Grand Quartier Général.
23:36 Et puis bien entendu, les brèches de la percée
23:41 sont refermées rapidement par les allemands et personne n'arrive à percer.
23:45 Mais donc, c'est aussi pour ça que les français sont plus réticents
23:50 à creuser des tranchées profondes, bétonnées, il y en aura,
23:55 mais parce qu'il s'agit de ne pas oublier cet objectif politique
24:00 qui consiste à reconquérir le plus vite possible
24:02 les portions du territoire perdu.
24:04 – Alors justement, ces tranchées,
24:06 c'est également tout un peuple qui les habite.
24:10 Il y a un aspect social dans la tranchée,
24:13 est-ce qu'on peut dire que ce sont des petites villes, des petits villages ?
24:18 – Alors ce sont des villages précaires, temporaires.
24:21 – Même les deux ou troisième ligne ?
24:24 – Oui, parce qu'il faut différencier encore ces deuxièmes ou troisième ligne
24:27 de ce que j'appelle l'arrière-front.
24:29 – Qui fait partie du système tranché ?
24:32 – Non, c'est la fin du système tranché.
24:33 C'est-à-dire l'arrière-front, ce sont les villages dits de repos.
24:36 Où les unités redescendent selon un rythme à peu près
24:40 de 6 à 8 jours en première ligne,
24:43 puis 6 à 8 jours en deuxième ou troisième ligne,
24:46 puis 6 à 8 jours…
24:47 – On reste pas plus longtemps que ça ?
24:48 – Non, sauf cas de force majeure dans ce que j'ai appelé les hyper-batailles
24:52 à Verdun ou dans la Somme, où là on peut rester 15 jours, 3 semaines.
24:55 Mais habituellement, c'est une rotation de cet ordre-là,
24:59 c'est pas une précision mathématique,
25:01 mais c'est de cet ordre-là à peu près quand même.
25:04 Et si vous voulez, ce sont des villes,
25:07 on peut considérer ça comme des villes en plein air.
25:12 Des géographes de l'université de Reims, Alain De Vos notamment,
25:15 ont fait une estimation sur le nombre de kilomètres linéaires de tranchées
25:20 qu'il pouvait y avoir sur le front de Champagne.
25:22 Sur les premières lignes, il arrive au chiffre absolument ahurissant
25:27 de 13 km de tranchées au km².
25:31 – Voilà.
25:32 – Donc vous voyez pourquoi je parle de système tranché,
25:34 c'est un système d'une complexité incroyable.
25:37 Si j'extrapole un petit peu les calculs d'Alain De Vos
25:40 sur l'ensemble du front occidental,
25:43 ça voudrait dire qu'on est à pratiquement 90 000 km de tranchées.
25:48 Ça donne une idée.
25:49 Alors qui y vit ?
25:51 Des unités de fantassins, bien entendu.
25:55 C'est le bifin, le fantassin qui souffre le plus dans les tranchées,
26:00 qui va souffrir des combats.
26:02 Mais les combats, moi j'ai fait des estimations qui valent ce qu'elles valent,
26:06 mais le combat c'est à peu près un tiers du temps,
26:11 si vous les passez à défendre ou à attaquer.
26:13 Le reste, les deux tiers du temps, c'est de la surveillance.
26:17 Les tranchées sont d'abord un lieu où l'on surveille les mouvements de l'adversaire.
26:23 Où l'on va aussi lancer des coups de main.
26:26 Parce que dans le système technique de l'époque,
26:29 il n'y a pas de satellite, il n'y a pas de drone.
26:33 Et donc la seule manière d'obtenir des renseignements opérationnels,
26:39 c'est d'aller faire des prisonniers.
26:41 Et donc on va lancer des patrouilles de nuit, la plupart du temps,
26:45 dont la mission est d'aller chercher des prisonniers.
26:50 Donc ça c'est le rôle des bifins, des fantassins
26:52 qui sont dans les premières lignes des tranchées.
26:56 En deuxième ligne et troisième ligne,
26:58 vous avez les unités destinées à monter en renfort le cas échéant,
27:04 si besoin est, en cas d'attaque.
27:05 Mais vous avez aussi, la tranchée c'est un univers très spécialisé en fait.
27:10 Puisque vous avez des emplacements de mitrailleuses,
27:14 choisies à dessein en fonction du front,
27:16 souvent bien entendu conjointement,
27:20 puisqu'il s'agit de croiser le plus possible les tirs.
27:23 Donc des emplacements de mitrailleuses,
27:25 des emplacements d'artillerie de tranchées, des crapouillots.
27:29 Là ce sont des artilleurs,
27:31 mais c'est une arme qui n'existait pas avant la Grande Guerre,
27:34 que l'on va créer pour la Grande Guerre,
27:36 qui partagent le sort des fantassins, mais qui sont artilleurs.
27:39 Et d'ailleurs ce qui est intéressant,
27:41 c'est que les unités d'artillerie de tranchées
27:44 vont disparaître dès la fin de la guerre venue.
27:48 Et il y a aussi bien entendu ce qu'on appelle des places d'armes,
27:52 qui sont un peu plus vastes et qui permettent de rassembler
27:55 des effectifs de l'ordre d'une section.
27:58 Il y a tout un système de postes de commandement,
28:03 alors surtout des officiers subalternes,
28:06 puisque dans les premières lignes,
28:08 on trouve des lieutenants, des capitaines,
28:10 éventuellement des commandants,
28:13 mais les colonels sont donc à la tête d'un régiment,
28:18 sont surtout sur les deuxième ou troisième ligne,
28:19 parce qu'ils ont à embrasser un terrain qui est vaste.
28:24 Vous avez aussi des postes de secours.
28:27 Et là ces postes de secours sont intéressants à suivre également,
28:31 parce que la doctrine sanitaire française
28:34 a radicalement évolué durant la Grande Guerre,
28:40 à cause ou grâce au système tranché.
28:42 C'est-à-dire qu'au début de la guerre,
28:46 la doctrine sanitaire consiste à ne pas traiter les blessés sur place,
28:53 mais à les évacuer le plus rapidement possible
28:56 sur des hôpitaux de transfert situés à l'arrière.
29:00 C'est ainsi qu'en août et septembre 1914,
29:05 vous avez des trains entiers qui redescendent du front
29:08 pour la région parisienne,
29:10 mais qui vont mettre deux jours parfois à gagner la région parisienne,
29:14 et c'est la catastrophe sanitaire.
29:16 Parce que la gangrène gazeuse s'y met,
29:19 ces soldats non soignés avec des plaies non nettoyées meurent en masse,
29:24 et il va falloir un an, un an et demi,
29:27 pour que la doctrine sanitaire française
29:30 change à l'image d'ailleurs de ce que les Allemands ont fait.
29:34 C'est-à-dire qu'on copie en fait une partie du système sanitaire allemand.
29:38 Et au contraire, on va créer à partir de 1916,
29:42 une médecine de l'avant,
29:44 – Des hôpitaux de campagne.
29:45 – Une médecine d'urgence,
29:46 où les postes de secours, qu'on va d'ailleurs appeler des "nids à blessés",
29:52 sont dirigés par un médecin aide-major,
29:55 donc du grade de sous-lieutenant,
29:57 qui pratique une médecine effectivement d'urgence,
30:02 qui dégage les plaies, qui part au plus pressé,
30:06 qui opère le tri entre ceux qui sont destinés malheureusement
30:10 à mourir rapidement et ceux qui peuvent être évacués,
30:12 ceux qui peuvent être évacués à pied,
30:14 ceux qui peuvent être évacués en ambulance, etc.
30:16 Et donc il y a aussi tout un système dans les tranchées
30:19 de brancardiers régimentaires, divisionnaires, etc.,
30:23 de différents niveaux,
30:24 dont la tâche est d'aller chercher les blessés sur le champ de bataille.
30:28 Donc vous voyez, une organisation très complexe.
30:31 Et plus je vais sur les arrières,
30:33 plus je vais avoir des unités spécialisées,
30:37 les boucheries, les boulangeries, etc., régimentaires.
30:40 – Est-ce qu'en première ligne, également, on dort en première ligne,
30:43 il y a des abris creusés avec des lits où on dort ?
30:45 – Non, en première ligne, il n'y a pas souvent de lit,
30:48 ce sont des excavations, souvent dans le parapet de la tranchée.
30:55 Il existe effectivement des abris de première ligne plus sophistiqués,
30:58 et là on peut reprendre ce qui se passe
31:01 dans certains cas albans, où on peut avoir des cagnes.
31:06 Alors c'est intéressant ce terme de cagne,
31:08 puisque c'est un terme qui est venu d'Indochine,
31:10 qui a été ramené par les troupes coloniales.
31:12 Et des cagnes, plus ou moins élaborées.
31:15 Le capitaine Delvers, qui est un des héros de la défense de Verdun,
31:20 décrit très bien sa cagne.
31:22 C'est un trou plus ou moins aménagé avec des lits en bois,
31:28 mais vraiment très sommaire, et toujours humide,
31:31 et toujours parcouru par les rats, etc.
31:37 – Alors je te demande, dans la vie des tranchées,
31:38 je voudrais tourner le coup à quelques mythes,
31:44 notamment sur les mutineries.
31:46 On sait qu'elles ont existé, on ne va pas les sous-évaluer.
31:50 En revanche, ce qui est peut-être totalement surévalué,
31:52 c'est la répression.
31:54 – Alors, surévalué, non, parce que la répression…
32:00 L'effet, je dirais, l'effet répression a été sans aucun doute surévalué.
32:04 D'abord, les mutineries.
32:06 De quoi s'agit-il ?
32:08 C'est un mouvement assez complexe,
32:10 mais c'est un mouvement qui est incontestablement lié
32:13 à l'échec de l'offensive du chemin des Dames
32:16 et des Monts-de-Champagne d'avril 17.
32:19 Il faut dire que cette offensive a été présentée,
32:22 notamment au Parlement, auprès des députés et des sénateurs français,
32:27 a été présentée comme la dernière offensive,
32:32 celle qui allait permettre de remporter la victoire.
32:35 Et ce que l'on constate, c'est que le moral des combattants français
32:40 à la veille de l'offensive est excellent.
32:45 Ils estiment que la préparation de l'offensive a été bien menée,
32:50 pas toujours effectivement le cas,
32:52 mais le moral est très élevé.
32:56 Ils estiment en gros que c'est le dernier grand coup de collier à donner.
33:01 Nivelle leur a promis qu'ils perceraient quand ils voudraient, où ils voudraient.
33:06 Nivelle leur a promis que le soir du 16 avril,
33:10 ils seraient à Lens,
33:13 c'est-à-dire 20 km à vol d'oiseau du chemin des Dames et de Crannes.
33:19 Ça paraît complètement irréaliste, mais en tout cas le moral est excellent.
33:23 Mais alors bien entendu, dès que l'échec est pas temps,
33:29 et l'échec est pas temps dès le soir du 16 avril,
33:33 les avancées sont médiocres,
33:36 et je rappelle que Nivelle s'était engagé à ne pas poursuivre au-delà de 48 heures
33:41 sa tentative d'offensive alors qu'il va poursuivre pratiquement trois semaines.
33:46 Et donc l'échec est énorme,
33:50 à la mesure des espoirs qui avaient été mis dans cette offensive.
33:55 Il y a d'autres facteurs qui jouent,
33:58 des facteurs notamment d'effondrement du système de santé.
34:05 Nivelle avait prévu un observatoire à Roussy,
34:10 le petit village de Roussy qui est sur la crête suivant le chemin des Dames,
34:14 et il y avait des parlementaires qui étaient là,
34:17 parce qu'on était au spectacle,
34:19 il fallait voir les armées françaises l'emporter en gros.
34:22 Sauf que ces parlementaires ont vu surtout des blessés en désordre
34:27 redescendre du chemin des Dames.
34:29 Ça a été un coup terrible pour le moral aussi.
34:32 Il y a d'autres rumeurs aussi qui courent,
34:35 notamment une rumeur complètement fatasmagorique d'ailleurs
34:39 qui dit que les tirailleurs anamites
34:41 sont en train de violer massivement les femmes à Paris
34:45 ou des choses comme ça.
34:46 Donc vous avez des facteurs délitants incontestablement.
34:49 Et ce mouvement est un mouvement d'ampleur.
34:53 Moi je préfère parler de refus d'attaquer plutôt que de mutinerie réellement.
34:58 Ce refus d'attaquer a concerné plusieurs dizaines de milliers de soldats, de combattants.
35:06 Il est intéressant de noter que parmi les troupes coloniales
35:09 il n'y a pratiquement pas eu de mutinerie.
35:12 Mais même des unités d'élite comme les chasseurs à pied se sont touchés.
35:15 Donc 30, 35 000, 40 000, un peu plus "mutins" entre guillemets,
35:22 le mouvement est réellement de grande ampleur.
35:25 Maintenant la répression.
35:26 Il faut distinguer la répression, je dirais, affichée, officielle,
35:32 et puis la répression réelle.
35:35 Il y a plus de 3 500 condamnés à mort.
35:38 Il s'agit effectivement de montrer,
35:42 notamment de la part de Philippe Pétain qui vient de prendre le commandement,
35:46 de montrer que l'ordre est rétabli.
35:48 Mais sur ces 3 500 condamnés à mort,
35:52 51 seulement sont exécutés réellement,
35:57 dont un qui réussit à s'enfuir en Espagne.
36:00 Donc si vous voulez, il ne s'agit pas d'être cynique,
36:04 mais de ramener ces chiffres à leur juste proportion.
36:07 51 fusillés, sachant que l'armée française
36:12 compte chaque jour de guerre 900 morts.
36:17 Chaque jour de guerre 900 morts,
36:19 et j'ai fait les calculs, moi, un peu cyniques, de l'année 1914,
36:23 sur certaines périodes de l'année 1914, on est à 2000 morts par jour.
36:28 Donc voilà, je ne dis pas que la répression n'a pas existé,
36:30 je dis qu'elle a été, somme toute, assez modérée.
36:34 Et que d'autre part, elle a été acceptée par les poilus.
36:38 Parce qu'ils savent qu'ils ont pris des risques,
36:42 et qu'il y a un prix à payer.
36:44 Et ça c'est quelque chose qu'on ne veut plus voir aujourd'hui.
36:47 Mais qui a été très souvent exprimé par les mutins eux-mêmes.
36:52 Qui expliquent souvent leur comportement
36:56 comme étant dû à des surconsommations alcooliques.
37:00 – Alors, autre stéréotype,
37:05 déjà on va nous dire, les tranchées étaient distantes de combien ?
37:09 Parce que je voudrais en revenir aux fraternisations.
37:11 Elles pouvaient être distantes de combien ?
37:14 – C'est très très variable selon la nature du terrain.
37:18 Si vous êtes dans les plaines de Somme, de la Somme, d'Artois,
37:24 ou sur les plaines champenoises.
37:27 Vous avez un no man's land qui est de 5, 6, 800 mètres.
37:31 Qui sépare les deux systèmes défensifs de campagne.
37:36 Le 16 avril, le 17 avril 1917, sur les portes des monts de Champagne,
37:42 c'est à peu près cette distance que les français ont à parcourir
37:45 pour commencer à monter à l'assaut des lignes allemandes.
37:49 Mais plus vous êtes en terrain difficile,
37:52 notamment en terrain forestier ou en terrain montagnard,
37:57 là, plus les distances se raccourcissent.
38:00 Et dans les Vosges, sur la plaine de Viseulcope par exemple,
38:04 ou à Vauquois, en Argonne, les tranchées sont distantes de 15, 20 mètres.
38:11 – D'accord, c'est une largeur de rue…
38:13 – Oui, à peine. Ou en tout cas c'est à jet de grenade.
38:17 Et dans les deux cas de figure, que ce soit dans les Vosges
38:19 ou que ce soit à Vauquois, c'est une situation horriblement anxiogène.
38:25 Parce que chaque camp sait qu'il peut être attaqué à tout moment,
38:32 vu les faibles distances qui séparent, si vous voulez, les deux adversaires.
38:39 Donc parfois il y a un système qu'un collègue anglais a appelé
38:43 le "let's live system", c'est-à-dire…
38:47 – On essaie de se ménager un petit peu parce que…
38:50 – Oui, parce qu'on ne va pas lancer des grenades sur la figure tous les jours.
38:52 – Voilà, voilà.
38:53 Alors c'est un système qui n'a pas…
38:55 c'est une pratique qui n'a pas d'archives, bien évidemment,
38:58 mais qui, dans les zones forestières ou dans les zones d'altitude,
39:03 a incontestablement joué.
39:04 – Mais on n'est pas non plus dans les fraternisations
39:06 telles qu'elles peuvent être montrées dans un film,
39:08 je pense à "Joyeux Noël" par exemple.
39:10 – Non, alors ce qu'avait fait Christian Carion, c'est de…
39:14 on connaît une trentaine de cas de fraternisation,
39:21 essentiellement dans le camp britannique,
39:25 mais aussi quelques cas français,
39:27 et sur plusieurs zones de front, mais majoritairement en Artois.
39:33 – Dans le camp britannique parce que l'unimité est moins grande entre les…
39:37 – Non, je crois que ce qui joue, c'est la déception du temps passé.
39:44 Je m'explique.
39:46 Dans les deux camps, en fait, les hommes sont partis à la guerre
39:53 en étant persuadés qu'il fallait mettre un coup de collier,
39:57 que ce serait douloureux, que ce serait meurtrier,
40:00 mais que cette guerre,
40:02 vu la technologie très meurtrière des armes modernisées
40:07 à la fin du 19ème siècle,
40:08 on pensait être rentrés chez soi pour Noël.
40:12 Voilà, le plan Schlieffen allemand prévoit une victoire en 60 jours,
40:18 le plan français, plan XVII, qui est davantage un plan de concentration,
40:22 d'ailleurs qui est un plan d'attaque,
40:23 prévoit aussi que la guerre sera finie à Noël.
40:25 Donc si vous voulez, c'est du fait d'une déception
40:30 que vont surgir ces fraternisations, ces exemples de fraternisation.
40:35 Parce que, on s'aperçoit qu'à Noël, la guerre est toujours là,
40:39 et qu'on est toujours dans les tranchées.
40:41 Donc, plutôt que de fraternisation,
40:44 je préférerais parler de quelques gestes pacifiques.
40:49 Il faut quand même se souvenir qu'on est en 1914,
40:51 puisque l'essentiel, la quasi-totalité de ces scènes
40:54 ont lieu en décembre 1914.
40:56 Elles ne se reproduisent pas en décembre 1915 par exemple, c'est intéressant.
41:01 La plupart de ces scènes se déroulent effectivement dans un climat
41:08 où on ne parle pas très couramment anglais chez les allemands,
41:16 français chez les allemands,
41:18 ou allemand chez les français et chez les britanniques.
41:21 Donc si vous voulez, il y a un obstacle évident,
41:23 qui est celui de la langue.
41:25 Donc, il doit y avoir une espèce de petit rituel,
41:29 alors qu'ils vont souvent passer par le chant,
41:31 le chant liturgique, le chant de Noël.
41:34 Un chant de Noël s'élève des tranchées allemandes,
41:37 il est repris par les français, etc.
41:39 On chante ensemble, on va parfois,
41:42 jusqu'à sortir de la tranchée, effectivement,
41:45 à se rencontrer.
41:47 Effectivement, il y a eu des rencontres.
41:49 Et là, qu'est-ce qui se passe ?
41:51 Eh bien, on échange des petits gestes.
41:55 – Des cigarettes.
41:56 – On échange une cigarette,
41:57 on échange un peu de nourriture éventuellement, etc.
42:01 Et puis on rentre dans sa tranchée.
42:03 Et effectivement, les commandements,
42:07 qu'ils soient allemands, français ou britanniques,
42:09 veillent au grain aussi pour démanteler le plus possible
42:13 ces fraternisations,
42:14 qui sont plus à mon sens des petites trêves
42:21 que réellement des fraternisations.
42:24 – Nous allons terminer l'émission
42:26 avec la fin des tranchées, la fin du système tranché,
42:30 c'est-à-dire qu'il est totalement bouleversé à la fin,
42:32 je vous demandez de être assez rapide,
42:33 il est totalement bouleversé à la fin de la guerre,
42:35 dans les derniers mois.
42:36 – Alors, il y a déjà une étape qui est la bataille de Verdun,
42:39 c'est-à-dire que la bataille de Verdun,
42:40 les tranchées n'existent plus.
42:41 C'est-à-dire que la puissance de feu est telle
42:44 qu'on organise des tranchées comme on peut
42:46 à partir des trous d'aubu.
42:47 Et puis, effectivement, à partir de mars 1918,
42:49 lorsque les Allemands vont lancer leurs 5 offensives successives
42:52 jusqu'au 15 juillet 1918,
42:55 là on revient dans une guerre de mouvement.
42:57 Donc on revient dans des tranchées plus légères,
43:00 un petit peu comme elle l'était en 1914,
43:04 mais avec cette fois une possibilité de déplacement,
43:06 de contournement, de tourner l'adversaire
43:09 et avec effectivement une révolution
43:11 qui est aussi la révolution de l'aviation.
43:12 – Et des chars qui arrivent également.
43:14 – Et des chars qui arrivent bien entendu,
43:15 dont la fonction première a été de franchir les tranchées.
43:17 – François Cochet, merci infiniment,
43:19 je rappelle aux téléspectateurs qu'ils peuvent toujours aller à Maud
43:22 au musée de la Grande Guerre qui est vraiment un musée formidable
43:25 avec une très belle collection permanente
43:27 et des expositions temporaires tout aussi passionnantes.
43:32 Merci beaucoup.
43:33 – Merci.
43:34 – Avant de nous quitter, un conseil de lecture,
43:37 une bande dessinée aujourd'hui,
43:38 le dernier tome de la série "Murena".
43:40 Dans cette célèbre série de bandes dessinées,
43:43 le scénariste Jean Dufault parvient à la perfection
43:46 un mêlé faits historiques et aventures imaginaires.
43:49 Sa vision de Rome sous Néron est particulièrement crédible.
43:53 Dans le tome XII, il imagine que cet empereur découvre qu'il a une sœur,
43:56 fruit des amours d'Agrippine et du philosophe Sénèque.
44:00 Ce n'est pas invraisemblable puisque Sénèque fut exilé en 41 avec Agrippine
44:04 en raison d'une prétendue liaison.
44:06 Néron va profiter de la conjuration de Pison
44:09 pour éliminer tous ses opposants, y compris Sénèque.
44:12 Depuis le décès de Philippe de Labille en 2014,
44:15 c'est Théo Kaneski, jusqu'ici connu pour la série médiévale "Le Trône d'Argile",
44:20 qui reprend le dessin et son trait précis et magnifique.
44:23 C'est une bande dessinée "Murena" qui est parue chez Dargaud.
44:27 Et enfin, une information que nous communique l'ami Reynald Seychère.
44:31 Le 11 mai 2024, au priori Saint-Pierre-Esselien,
44:36 à la chapelle Basse-Mer, c'est à 10 minutes de Nantes,
44:39 un hommage sera rendu aux victimes des colonnes infernales
44:42 dont on commémore le 230e anniversaire de leur retrait du territoire de la Vendée,
44:47 le 13 mai 1794, ainsi que le rappel de Thurot,
44:51 général en chef de l'armée de l'Ouest.
44:53 À cette occasion, nous organisons une journée avec messe,
44:56 concert, inauguration de huit bustes en marbre des généraux vendéens,
45:00 une conférence par Jacques Villemin, juriste spécialisé
45:05 en crimes de guerre et en droits pénals international,
45:07 un dîner et pour clôturer la journée, un feu d'artifice.
45:11 C'est également l'occasion de rappeler la parution du dernier livre
45:14 fraîchement réédité de Reynald Seychère,
45:17 "Guerre de Vendée et génocide à la chapelle Basse-Mer".
45:21 C'était "Passé-présent", l'émission historique de TVL,
45:25 réalisée en partenariat avec la revue d'Histoire Européenne.
45:30 Et vous allez maintenant retrouver Christopher Lanne et la Petite Histoire,
45:33 mais avant, n'oubliez pas de cliquer sur le pouce levé sous la vidéo
45:37 et de vous abonner à notre chaîne YouTube.
45:39 Merci et à bientôt.
45:41 [Musique]
45:58 Soyez les bienvenus dans cette modeste vidéo consacrée à l'histoire de la politesse.
46:04 L'humble serviteur que je suis, espère que vous passerez un agréable moment
46:08 à m'écouter vous conter l'histoire de la politesse des temps jadis jusqu'à nos jours.
46:14 Mes sentiments les meilleurs.
46:16 Qu'est-ce que la politesse ?
46:17 Eh bien si on s'intéresse aux mots étymologiquement,
46:20 on retrouve la "polis", la "cité" en grec, et le verbe "polir".
46:23 Il s'agirait donc de polir les rapports sociaux, d'arrondir les angles,
46:27 afin d'éviter les conflits et de bien vivre en société.
46:31 Se plier aux usages de la communauté en partant de l'idée qu'il faille se gêner pour autrui
46:35 aura ainsi la coexistence plus douce et plus agréable.
46:39 C'est ce que nous explique entre autres Anne Bernay dans le numéro 80 de la Nouvelle Revue d'Histoire
46:44 dans son article consacré au bon usage de la politesse.
46:47 Mais tout comme l'histoire en général, l'histoire de la politesse a été marquée
46:51 par des périodes tumultueuses et de nombreuses ruptures.
46:54 Sous l'Ancien Régime, la politesse repose avant tout sur l'idée d'une société hiérarchisée.
46:59 On doit du respect à ceux qui nous sont supérieurs
47:01 et de la considération et de la bienveillance à ceux qui nous sont inférieurs.
47:06 Dans cette société d'ordre où tout le monde est à sa place,
47:09 eh bien tout fonctionne de manière parfaitement huilée.
47:12 Les enfants se doivent de respecter leurs parents, les laïcs, les prêtres,
47:15 les domestiques, leurs maîtres et les élèves, leurs enseignants.
47:19 Mais attention, être supérieur hiérarchiquement ne signifie pas pour autant
47:22 avoir le droit au mépris envers ses subordonnés.
47:25 À ceux qui leur sont soumis, les personnages d'un rang supérieur doivent bienveillance et protection.
47:30 D'ailleurs, dans l'éducation des princes, le respect fait figure de valeur primordiale.
47:34 Force est de constater qu'on a affaire ici à une société hiérarchisée,
47:38 en ordre et donc pas du tout égalitaire.
47:40 Tu la vois venir la première rupture ?
47:41 Pour compenser cette organisation stricte de la pyramide sociale,
47:45 il existe évidemment d'autres formes de considération.
47:48 Par exemple, toute créature, qu'il s'agisse du roi ou du simple paysan, est soumise au créateur.
47:53 D'ailleurs, c'est pourquoi lors des naissances d'enfants royeux,
47:55 ces derniers sont inscrits au registre de baptême par ratio ordinaire, comme tout le monde.
48:00 Aussi, la courtoisie envers les femmes fait figure de règle universelle qui transcend la hiérarchie.
48:05 Ainsi, dans les couloirs de Versailles, Louis XIV, le roi soleil, cède le pas
48:09 et tire son chapeau à la moindre domestique qu'il croise.
48:12 Dernier moyen de passer outre l'ordre établi, le mérite personnel.
48:16 Quelle que soit votre condition originelle, le travail et la reconnaissance
48:19 sont à même de vous offrir des perspectives et des considérations
48:22 que vous n'auriez jamais pu avoir autrement.
48:24 Une anecdote raconte justement comment la reine Marie-Antoinette
48:27 se serait précipitée pour ramasser les pinceaux de l'artiste Elisabeth Vigée-Lebrun,
48:32 qui était enceinte, mais qui était pourtant issue de la petite bourgeoise.
48:36 C'est son talent qui lui a amené une telle considération
48:38 et qui l'a fait entrer dans tous les salons de l'aristocratie.
48:41 [Musique]
48:51 Alors, la première rupture à cet ordre établi de la hiérarchie et de la politesse
48:55 entre les couches de la société intervient évidemment lors de la Révolution française.
49:00 Déjà lors de la période pré-révolutionnaire,
49:02 on commence à s'interroger sur la sincérité de la politesse alors en vigueur.
49:06 Elle serait hypocrite et dissimulerait en réalité
49:09 l'insensibilité de ceux qui la pratiquent, les nobles.
49:12 Il faut dire qu'à cette période, la politesse était pour l'aristocratie
49:15 plus une manière de se distinguer qu'une réelle considération sociale.
49:19 Et alors que les idées des Lumières commencent à se répandre dans la société,
49:23 on commence à trouver de plus en plus insupportable
49:25 cette manière qu'ont les nobles de se hisser au-dessus des autres.
49:28 D'autant plus lorsque cette politesse a tendance à virer au snobisme
49:31 et qu'elle cache parfois des mœurs privées plus que douteuses.
49:34 Au-delà de toutes ces considérations,
49:37 à la Révolution, le principal moteur de l'antipolitesse,
49:40 c'est l'idée que tous les individus sont égaux.
49:42 Il n'est donc plus question d'une quelconque hiérarchie,
49:45 d'un quelconque respect envers une quelconque classe,
49:47 et d'ailleurs il n'est plus question de respect du tout,
49:49 à commencer par le respect de soi-même, vous allez voir de quoi je parle.
49:52 Pendant la période révolutionnaire, et particulièrement pendant la Terreur,
49:57 il est en effet de bon ton de paraître le plus vulgaire possible
50:00 et même le plus sale possible.
50:02 La tendance étant à l'égalitarisme absolu et au nivellement par le bas,
50:07 personne n'ose montrer ses bonnes manières de peur d'être pris pour un noble.
50:11 Pour être un bon républicain, il faut être vulgaire et crasseux.
50:14 Pour être un bon républicain, il faut être vulgaire et crasseux.
50:19 Je le répète parce que c'est important et puis...
50:21 ça fait du bien.
50:22 Comme sous le communisme, les appellations "Monsieur" et "Madame"
50:26 sont strictement bannies, remplacées par le terme "citoyen" et "citoyenne",
50:30 un peu l'équivalent du "camarade" sous le régime communisme,
50:33 et comme sous Mussolini, le vouvoiement est interdit.
50:36 Pire, l'individualisme triomphant conduit non plus à la considération pour le prochain,
50:41 mais au mépris du prochain qui devient un obstacle, un concurrent ou même une proie.
50:46 L'autorité des parents sur leurs enfants est remise en question,
50:49 l'autorité des maîtres sur leurs élèves est remise en question également,
50:52 enfin bref, c'est le bordel.
50:53 LE BORDEL !
50:54 Il convient donc à tous, sous les contraintes des temps,
50:56 de se plier à la médiocrité et de désapprendre toute forme de politesse.
51:01 Vous voulez savoir à quoi mène l'idéologie des Lumières ?
51:03 À ça.
51:05 L'égalité dans la crasse.
51:07 Formidable, non ?
51:07 Enfin, on voit jusqu'où ça nous a amené cette histoire.
51:10 Enfin bon.
51:10 Il faudra attendre la proclamation de l'Empire...
51:13 Eh oui !
51:13 ...pour que soient rétablies autoritairement les bonnes manières.
51:18 En gros, Napoléon leur dit "Bon, vous êtes gentils les pouilleux avec vos conneries,
51:21 mais moi j'ai une cour impériale à légitimer et une Europe à dominer,
51:25 alors on se calme et on se lave."
51:27 Tout le XIXe siècle, on va tâcher de réparer cette déchirure révolutionnaire
51:31 qui pourtant ne sera jamais refermée.
51:33 Talleyrand aura d'ailleurs de cesse de regretter cette douceur de vivre des temps anciens,
51:38 où de bas en haut de l'échelle sociale,
51:40 la France était un modèle de politesse et de savoir-vivre dans toute l'Europe.
51:44 Au XVIIe siècle, les Français sont considérés comme le peuple le plus poli d'Europe,
51:49 et le XVIIIe siècle fait figure de grand siècle de la politesse française.
51:53 Donc au XIXe siècle, il faut tout réinventer.
51:56 À la politesse d'Ancien Régime,
51:58 qui était une politesse globale où chaque couche de la société avait son savoir-vivre propre,
52:03 on va substituer une politesse bourgeoise,
52:05 très codifiée, qui ne concerne que l'élite de la société.
52:08 La Révolution française va laisser des traces très profondes,
52:11 dans la mesure où la politesse "ancienne",
52:13 la politesse d'Ancien Régime,
52:15 qui est une politesse assez souple, on va dire, assez aristocratique,
52:19 une politesse qui s'apprend au sein de la famille, si vous voulez,
52:25 elle va faire place à une politesse bourgeoise.
52:28 C'est-à-dire que, effectivement, sous l'Ancien Régime,
52:31 il y a une politesse paysanne, s'il vous plaît,
52:33 il y a une politesse des artisans,
52:35 mais le paysan et l'artisan ne se targuent pas, effectivement,
52:39 de se comporter comme Dorant ou comme les marquis du bourgeois gentilhomme, si vous voulez.
52:44 Chacun sa politesse, en quelque sorte.
52:46 La politesse bourgeoise, c'est une politesse qui, finalement, est une politesse unifiée, uniformisée.
52:52 Tout le monde l'a même, en quelque sorte.
52:54 Le peuple, qui avait autrefois ses bonnes manières, à l'image des bonnes manières paysannes,
52:58 n'est plus qu'une classe laborieuse à laquelle la bourgeoisie évite de trop se mêler.
53:01 À partir de la Restauration, vont fleurir les manuels de savoir-vivre,
53:05 où l'on apprend à disposer ses couteaux à poisson,
53:08 à saluer avec son chapeau ou encore à déposer sa carte de visite.
53:12 Le savoir-vivre, totalement disparu en 1789,
53:15 doit être réinventé et de nouveaux usages apparaissent.
53:18 Par exemple, le baisemain.
53:19 Le baisemain, par exemple, est quelque chose de tout à fait incroyable, en un sens.
53:23 Qui est une pure invention, assez tardive d'ailleurs,
53:26 puisqu'il ne remonte pas avant la fin du 19ème siècle.
53:29 Il est inventé de toutes pièces,
53:31 et en l'espace de quelques années ou quelques décennies,
53:34 on va inventer toute une série de règles, de rituels extrêmement précis,
53:38 expliquant qu'on fait le baisemain à une femme mariée, mais pas à une jeune fille,
53:43 sauf éventuellement dans certains endroits.
53:46 Qui peut faire le baisemain ? Comment on le fait ?
53:49 Comment on doit être habillé pour le faire ?
53:51 Est-ce qu'on le fait à la sortie d'une église ou pas ?
53:53 Bref, il y a une espèce de ritualisation et de codification,
53:56 et de sophistication absolument incroyable, effectivement,
53:59 de quelque chose qui est en fait tout simple,
54:02 puisqu'il s'agit juste de saluer quelqu'un.
54:03 Le salut répond à des règles, à des critères extrêmement précis.
54:07 Qui salue le premier ? Qui salue ensuite ?
54:11 Qui on doit saluer ? Comment on doit saluer ?
54:13 Comment on doit saluer une dame dans tel endroit ou dans tel autre ?
54:17 Honoré de Balzac, il ramène jusqu'à créer lui-même de nouveaux codes
54:21 pour nouer sa cravate ou pour porter ses gants.
54:24 La deuxième rupture, c'est 14-18.
54:26 Dans la boue des tranchées, les différences de classes disparaissent
54:29 et les souffrances communes resserrent les liens.
54:31 Par ailleurs, de nombreuses familles bourgeoises ayant perdu
54:33 beaucoup d'argent dans la guerre, l'écart se resserre.
54:36 Le XIXe siècle, c'est une politesse de gens qui ont du temps devant eux,
54:40 qui ont le temps d'aller rendre des visites
54:44 lorsqu'ils ont été invités à dîner,
54:46 qui ont le temps de répondre à des correspondances innombrables et incessantes.
54:51 Ils ont le temps pour eux parce qu'effectivement,
54:54 beaucoup d'entre eux sont rentiers, des femmes ne travaillent pas,
54:56 les femmes de la bourgeoisie ne travaillent pas.
54:58 Donc voilà, c'est une possibilité.
55:01 On est dans un monde de lenteur et cette soulife permet
55:05 beaucoup plus que la vie trépidante qui commence à partir de la fin de la Première Guerre mondiale,
55:11 de se livrer à ces rites, cette liturgie de la politesse
55:16 qui est souvent très chronophage en définitive.
55:19 Enfin, la dernière rupture est toute proche de nous.
55:22 Il s'agit de mai 68 où les formes de politesse qui avaient fait leur retour,
55:26 comme à chaque fois, se sont totalement ringardisées.
55:28 Désormais, il est interdit d'interdire et donc d'être poli,
55:31 puisque la politesse est avant tout une contrainte.
55:33 À ce propos, il est amusant de constater qu'une des règles du savoir-vivre de l'époque
55:37 qui consistait à penser qu'il fallait se gêner pour autrui
55:40 est devenue un slogan en mai 68 totalement détourné
55:43 qui consistait à dire "ne vous gênez plus, gênez les autres".
55:46 Bravo !
55:47 L'incivilité s'installe partout et on peut dire logiquement
55:50 que le processus enclenché en 1789 se poursuit deux siècles plus tard
55:55 au dépend de tout ce qui faisait l'élégance française.
55:58 Brillant résultat.
56:00 Merci à tous d'avoir suivi jusqu'au bout cet épisode
56:03 et moi je vous dis à bientôt pour un nouveau numéro sur TV Liberté.
56:08 Mes respects.
56:09 [Musique]